Lors de ma dégustation gallo-romaine au musée archéologique de Dijon, deux vins étaient proposés, vinifiés dans une démarche d’histoire expérimentale, ce qui a titillé ma curiosité.
J’ai donc acheté les trois vins de ce vigneron (le Mas des Tourelles à Beaucaire près d’Avignon) pour organiser une dégustation à l’aveugle.
Une démarche
Ces vins sont nés des envies conjuguées d’Hervé Durand, propriétaire du domaine du Mas des Tourelles – dont les terres gardaient la mémoire d’un atelier d’amphores du 1er siècle – et d’un archéologue spécialiste de l’Antiquité et des amphores romaines, André Tchernia, avec l’objectif de se rapprocher le plus possible de la viticulture antique.
L’aventure est retracée dans un beau livre d’André Tchernia et Jean-Pierre Brun, archéologue au CNRS, Le vin romain antique paru chez Glénat en 1999. Saviez-vous qu’on a retrouvé, lors de fouilles d’épaves, des résidus de vin dans des amphores ? “Au repos, ce liquide était incolore ; il aurait pu passer, n’était son odeur bizarre, pour de l’eau de mer. Au fond était déposée une boue rougeâtre qui ressemblait à de l’argile très fine : c’était l’extrait sec d’un vin rouge complètement séparé de la phase liquide. Remué, le contenu de l’amphore avait bien l’aspect du vin, mais qui le goûtait, hélas, le recrachait aussitôt : fortement salé par l’osmose du sel marin, il ne dégageait qu’un insupportable goût de pourri.” (page 5)
Ainsi la science seule ne pouvait-elle répondre aux interrogations des passionnés de vins antiques et ils unirent leurs expertises pour en recréer !
Dans un premier chapitre, les auteurs s’attachent à la naissance de la science de la dégustation et aux premières appellations d’origine, notamment le fameux Falerne. On y apprend par exemple que le vin se dégustait généralement coupé d’eau (froide ou chaude !), dans des proportions variables selon les vins et le goût des convives et que cette habitude a perduré jusqu’au 19e siècle.
Le deuxième chapitre, le plus développé, se penche sur les pressoirs et chais romains et sur l’expérience du Mas des Tourelles.
A partir du IVe millénaire avant notre ère, au Proche Orient, on commence à faire du vin en écrasant des raisins et en faisant fermenter le jus dans des jarres ; petit à petit, les méthodes évoluent, notamment pour presser de façon plus efficace.
Après avoir recensé les trois types de sources auxquelles les auteurs et expérimentateurs ont pu se référer – textes, iconographie, fouilles archéologiques – il restait à lancer une reconstitution expérimentale. En effet, ces sources ne sont jamais complètes, sont souvent obscures, s’éclairent l’une l’autre… ou pas, voire se contredisent.
Les textes de Caton, Vitruve, Varron, Columelle, Pline l’Ancien, Palladius décrivent à quoi ressemblent les pressoirs mais ne sont souvent pas assez précis.
L’iconographie pose le problème des représentations stéréotypées et symboliques qui expriment une idée plus qu’elles ne décrivent la réalité (sur les scènes de sarcophages par exemple, la transformation en vin du jus de raisin condamné au pourrissement est un parallèle avec la renaissance du défunt dans une autre vie).
Quant à l’archéologie, il lui manque toujours des parties disparues avec le temps et un contexte précis (la difficulté parfois de savoir si l’on a affaire à un pressoir à huile ou à vin notamment).
Ainsi nos protagonistes se sont-ils lancés dans la reconstitution expérimentale d’une cella vinaria au Mas des Tourelles pour se confronter à l’épreuve des faits, preuve s’il en fallait que les archéologues font partie des historiens qui se reposent le moins sur leurs lauriers et choisissent les voies les moins confortables mais les plus éclairantes ! Cette reconstitution, sous la direction de Jean-Pierre Brun, devait à la fois permettre de se rapprocher des conditions de l’Antique mais aussi d’en apprendre davantage sur la construction et le fonctionnement des pressoirs de la période. Le choix s’est porté sur un pressoir à câble suivant le traité de Caton, un fouloir et enfin des cuves pour recueillir les jus de goutte et de presse à l’extrémité du fouloir et du pressoir. Une fois tout cela construit, les vendanges 1995 (de raisin Villard puisqu’on ne connaît pas les cépages antiques si ce n’est que les Romains appréciaient les raisins blancs) ont été faites et foulées aux pieds, mises au pressoir puis le jus placé en jarres enterrées où s’opéra la fermentation. Onze dolia ont été remplies, contenant 50 hectolitres, puis enterrées au trois quarts après avoir été enduites de poix pour les rendre étanches.
C’est ensuite l’objet de troisième chapitre que de passer à la vinification et au goût des vins romains. L’Antiquité ne connaît pas l’adjonction de soufre pour conserver le vin mais d’autres solutions étaient mises en œuvre. La poix des dolia en était une. Au Mas des Tourelles, on a choisi de suivre les prescriptions de Columelle en ajoutant au moût :
- du defrutum après deux jours de fermentation (c’est-à-dire du moût réduit par ébullition lente)
- du sel par l’ajout d’eau de mer après quatre jours
- du fenugrec (légumineuse entrant dans la composition des currys) macéré dans du vin, séché et broyé
- et enfin… du plâtre. Pratique qui existait encore au 19e siècle et fut interdite en 1907, l’adjonction de plâtre devait prévenir le passage à l’aigre.
Trois vins
Le Turriculae
Le Turriculae est le résultat de cette première expérimentation. Mes dégustateurs l’ont rapproché du vin jaune ; en effet, l’arôme principal est la noix : ce goût vient d’une molécule (sotolon ou énol de la mélasse) qu’on retrouve dans les vins de voile* mais aussi dans le fenugrec (et le vieux saké). Il a une belle couleur dorée intense et brillante. C’est un vin sec, complexe, persistant en bouche. Le plus jeune dégustateur (9 ans) a trouvé que ce vin avait le goût de la montagne.
Le vigneron le conseille avec les huîtres (prisées des Romains) et les poissons fumés, les viandes blanches, les omelettes aux asperges (la patina dont on a déjà parlé au musée archéologique) ou aux truffes, les fromages du Cantal ou du Jura, les foies gras poêlés et le gâteau aux noix.
* le vin jaune fait l’objet d’un élevage sous voile : une fois la fermentation achevée, il est conservé au minimum six ans et trois mois en fût de chêne, sans intervention du vigneron ; l’évaporation crée une surface de contact du vin avec l’air mais sous la forme d’une bonne oxydation grâce à la création d’une fine pellicule de levures en surface.
Le Mulsum
Nous sommes ensuite passés à deux autres vins produits par le Mas des Tourelles, et d’abord le Mulsum, vin miellé de miel toutes fleurs auquel on a ajouté des plantes et une cinquantaine d’épices, que servait le Trimalcion de Pétrone.
D’un beau grenat intense laissant de nombreuses jambes sur le verre, son nez a rappelé la fraise et la cerise à un testeur, la figue confite et l’encens à un autre, et les fruits au sirop à une troisième tandis que notre plus jeune cobaye le trouvait animal. J’avais posé la question du rapprochement avec un vin d’aujourd’hui et c’est le Chateauneuf du Pape, le porto et le vin de paille (encore le Jura !) qui ont été cités.
Le vigneron rappelle que ce vin était consommé au gustatio (apéritif), “avait la réputation de conserver aux hommes la jeunesse”, que Rome l’interdit longtemps aux femmes libres, aux serviteurs et aux éphèbes et nous le conseille aujourd’hui pour accompagner magrets de canards aux figues, cailles aux raisins et pignons, mets très épicés, roquefort et fondant au chocolat. Il cite encore Pline :
“Beaucoup sont parvenus à une longue vieillesse sans aucune autre nourriture que du pain trempé dans du Mulsum. Romulus Pollion en offre un exemple célèbre. Il était plus que centenaire quand le divin Auguste, son hôte, lui demanda par quel moyen il avait gardé une telle vigueur d’esprit et de corps : “avec du vin miellé au dedans, de l’huile au dehors” répondit-il.”
Le Carenum
Le dernier vin dégusté est le Carenum. Vin doux liquoreux réalisé selon la recette du poète Palladius, en ajoutant au moût de raisins très mûrs du defrutum lui-même chauffé avec des coings, il a davantage divisé nos dégustateurs. L’un d’eux a rapproché son nez d’une bougie qui brûle et l’a apprécié malgré son aspect surprenant, un autre a comparé son goût à la saveur métallique du sang et ne l’a guère aimé ! Une troisième l’a comparé au goût des raisins que sa mère mettait à l’alcool (comme on le fait avec les cerises) et au macvin (et toujours le Jura !). Quant à moi, cela me rappelle un médicament de mon enfance, beurk ! Le vigneron le conseille avec du foie gras et des desserts comme la tarte aux fruits, ce que confirment les dégustateurs de Happy Apicius.
Caroline
Quelques lectures
Itinéraire des vins romains en Gaule, bientôt dans nos collections, III-er siècle avant JC. Lattes : Publication de l’UMR 5140 du CNRS “Archéologie des sociétés méditéranéennes”, 2013.
Jean-Pierre Brun. Archéologie du vin et de l’huile en Gaule romaine. Paris : Errance, 2005
Jean-Pierre Brun. Archéologie du vin et de l’huile dans l’Empire romain. Paris : Errance, 2004
Devoir de vacances romaines….. sans Audrey Hepburn!
Je vous souhaite une année joyeuse et savoureuse et vous remercie chaleureusement pour toutes les précieuses informations que vous nous transmettez!
bien cordialement
d.m.n.
Merci Danièle et meilleurs voeux à vous ! Si vous utilisez twitter, il faut y poster votre jolie carte pour notre #1Jour1CarteDeVoeux !
(coll.pers. CPA – 1909 )