Nacres de rivières est le nom mystérieux (mais appétissant) choisi pour la rencontre entre lecteurs et bibliothécaires à la Nef le 18 avril dernier.
Seconde étape de notre menu littéraire, après l’apéritif vin et terroir, voici donc l’entrée, avec la littérature asiatique et ses saveurs si particulières. Nous étions 2 à avoir choisi ce service, ma collègue Martine Callerand, en charge du bibliobus, et moi-même.
Notre première interrogation a porté sur ce que nous allions entendre par littérature asiatique : tous les pays d’Extrême-Orient, jusqu’à l’Inde et au Pakistan ? Toutes les époques et tous les styles, accompagnés d’un historique académique du sujet ?
Nous avons préféré orienter (et restreindre, puisqu’il le faut) notre sélection vers 4 pays d’Asie : la Chine, le Japon, la Corée et le Viêt-Nam. Nous avons ensuite pris un parti très simple : présenter ce que nous avions aimé !
Cliquer sur les titres ou les couvertures des ouvrages vous renverra à leurs notices dans notre catalogue en ligne : vous saurez alors où ils se trouvent et si vous pouvez les emprunter.
Martine, même pas peur, attaque son entrée avec la Chine (pas un petit morceau) avec le Gengzhitu, le livre du riz et de la soie, ou du moins la réédition en 2003 chez Lattès de cet ensemble de 46 peintures sur soie réalisées par l’artiste chinois Jiao Bingzhen au 17e siècle. Ces scènes de la vie quotidienne des paysans et des tisserandes de l’époque sont une commande de l’empereur Kangxi, qui les a complétées de ses propres poèmes.
Sa connaissance des tâches des travailleurs de son peuple révèle une rare empathie, traduite dans cette édition par la plume de Bernard Fuhrer. Au-delà du plaisir esthétique des peintures et des poèmes (qui peut très bien se suffire à lui-même), l’introduction de Nathalie Monnet, conservateur en chef au département des manuscrits à la bibliothèque nationale de France, permet une appréciation intellectuelle et historique de l’oeuvre. Cerise sur le gâteau (de riz), cet ouvrage peut être emprunté au fonds commun et consulté à la bibliothèque d’étude.
Poèmes de Chine de l’époque dynastique des Tang est une recueil de poésies des 7e – 10e siècles chinois. Cette édition est destinée à la jeunesse mais on ne dira rien si vous l’empruntez (on vous y encourage même vivement). Les Saisons, poèmes des dynasties Tang et Song, sont accompagnées de calligraphies. Les Fleurs du matin cueillies le soir sont des nouvelles de Lu Xun, lettré du début du 20e siècle. Ses histoires courtes souvent empreintes de mélancolie remettent en cause le système en vigueur et racontent la quête d’humanisme et d’absolu de l’auteur.
Les amateurs de saveurs historiques se rendront avec plaisir À la table de l’empereur de Chine, guidés par William Chan Tat Chuen pour la maison Picquier, un bel ouvrage qui permet de découvrir les manières de table et les traditions culinaires, mais également des recettes, comme la salade d’aubergines à la pâte de sésame (p. 16) ou les holothuries de mer aux coquilles Saint-Jacques et œufs de caille (p. 31).
Vient mon tour de présenter le Japon à travers ses écrits, en passant par la porte de la cuisine.
Des mérites comparés du saké et du riz est la réédition chez Diane de Selliers (en collaboration avec la BnF, qui conserve l’original) d’un rouleau peint du 17e siècle japonais. Il s’agit d’une disputation entre trois compères, le noble amateur de saké (le goinfre), le moine amateur de riz (le frugal) et le guerrier (la voie du milieu). Leurs argumentations successives à travers l’illustration de leurs philosophies respectives constituent une source très riche sur la vie quotidienne, les scènes de repas et de cuisine du Japon de l’époque.
La scène finale, en cuisine, montre la hiérarchie des employés de la maison : ceux qui sont chargés de vider les animaux de leurs entrailles, par exemple, se trouvent tout en bas. Hasard, clin d’oeil ou volonté délibérée de l’artiste de représenter toutes les manières de se nourrir, à commencer par la première ? Une femme allaitant son enfant est intégrée à cette scène. Une courte (5mn 40s) conférence en ligne, présentée par Véronique Béranger, conservateur au département des manuscrits, service oriental de la BnF, Claire Akiko-Brisset, maître de conférences à l’université Paris-Diderot, et Estelle Leggeri-Bauer, maître de conférences à l’INALCO, permet d’en savoir plus et de voir l’oeuvre originale déroulée. Le rouleau a également été numérisé et est consultable sur Gallica, sous son titre original : Shuhanron emaki.
Le restaurant de l’amour retrouvé, roman d’Ito Ogawa, relate la quête d’une jeune cuisinière abandonnée sans prévenir par son homme, qui retrouve un soir leur appartement entièrement vidé, à l’exception de la jarre de saumure héritée de ses aïeules, planquée au fin fond d’un placard oublié. De retour chez une mère qu’elle n’a jamais vraiment connue, elle décide d’ouvrir un restaurant, et s’attelle dès lors à la réalisation de repas uniques, créés pour des individualités, des histoires personnelles et des circonstances uniques.
Incapable de parler depuis sa brutale rupture, toujours sensible et émouvante, Rinko décline les recettes des relations humaines, et finit par se retrouver elle-même.
Le Club des Gourmets et autres cuisines japonaises réunit des nouvelles sur le thème de la nourriture, souvent proches du récit et des souvenirs, écrites à différentes époques. Ces nouvelles ont été publiées séparément dans la collection “Raconte-moi une histoire de cuisine”, concrétisation d’un projet de Ryoko Sekiguchi dans le cadre d’une résidence d’artiste à la librairie la Cocotte.
Ryoko Sekiguchi est également l’auteure de Manger fantôme, essai dans lequel elle relève le défi de décrire tout ce qui ne se mange pas – nuages, vapeur, fumée, rêves… pour trouver comment le manger, ou du moins ce qui s’en rapproche le plus. À travers cette quête de l’impalabable, l’auteure nous emmène dans une réflexion plus profonde sur l’industrie alimentaire et les conséquences de la catastrophe de Fukushima. Manger fantôme est publié dans la collection “Vivres” de chez Argol, qui réunit quelques essais culinaires particulièrement denses et originaux.
Au Japon, le manga culinaire est un genre littéraire à part entière, et le fonds gourmand conserve quelques unes des perles auxquelles il a donné naissance.
Un one shot* déjà devenu classique, Le gourmet solitaire de Jirô Taniguchi relate les errances d’un homme à travers différents quartiers de Tokyo, et sa rencontre avec les populations et cuisines qui y vivent, toujours prétextes à faire re-surgir les souvenirs.
Le chef de Nobunaga, série de Mitsuru Nishimura dont le 6e tome vient de paraître en France, raconte les aventures d’un cuisinier contemporain débarqué, amnésique et pour des raisons inconnues, dans le Japon du 16e siècle. Il croise très vite la route d’Oda Nobunaga, chef de guerre connu pour avoir, au fil de stratégies diplomatiques et militaires complexes, unifié le Japon. Le savoir de Ken, qu’il prend très vite comme chef cuisinier, lui ouvre bien des portes, et cela rappelle l’importance de la nourriture au coeur de la société et de ses rites. Cette série, publiée en France par Komikku, est particulièrement bien réalisée, aussi bien en termes de graphisme et de scénario que de contenus historiques et culinaires (Ken rcherche constamment à réaliser des recettes contemporaines avec des ingrédients et matériels des lieu et temps où il se trouve).
Mangeons, série de Sanko Takada, se rapproche du Restaurant de l’amour retrouvé par son histoire, si ce n’est qu’ici l’héroïne mange plus qu’elle ne fait la cuisine ! Une jeune fille dont on ignore le nom, qui parle à peine, croise la route d’inconnus aux prises avec les difficultés de leurs vies, et les nourrit. Cela peut paraître simpliste mais, bien au contraire, ce sont les gestes simples liés à la prise d’un repas avec elle qui encouragent, dorlotent ou font réfléchir les personnages de ces histoires particulières. Cette série, dont le 4e volume vient de paraître, est publiée chez Sakka, la “maison” BD de Casterman.
Les rencontres se succèdent et donnent incroyablement faim racontent la vie quotidienne, les émotions et les plaisirs liés à la dégustation de mochi un soir au bureau ou d’un gâteau de Noël, dehors sur un banc.
Les livres de recettes existent aussi en manga !
C’est le cas de Sushi manga, par la blogueuse Chihiro Masui, l’illustrateur Shusaku Nakata et le photographe Richard Haughton. Collaboration franco-japonaise pour un autre ouvrage, dont le titre évoque une tendance de plus en plus affirmée aujourd’hui : Chefs japonais / cuisine française, aux éditions du Chêne, par Ryoko Sekiguchi (encore elle) et François Simon, critique culinaire et auteur du blog Simon says. Enfin, autre tendance incontournable de la cuisine japonaise, l’art du bentô selon Crystal Watanabe et Maki Ogawa : Yum-Yum bento box (en anglais).
Pendant que je mange un croissant après cette découverte littéraire et gourmande du Japon, Martine enchaîne avec la présentation de sa sélection coréenne, littérature sans doute moins connue mais tout aussi riche.
Il surveille son père, de Ch’oe Yun, relate la rencontre entre un père et son 3e fils, né après son départ du foyer familial pour rejoindre la Corée du Nord, et qu’il ne connaît pas. Sans nouvelles pendant 40 ans, le fils reçoit un jour une lettre dans sa résidence parisienne : son père vit désormais en Chine, et les difficultés pour obtenir les autorisations nécessaires à son voyage à Paris rendent impossible les retrouvailles avec la mère, décédée entre-temps. Dans ce roman, ce sont les silences qui disent tout : des questions non formulées du fils aux réponses refusées par le père, des regards échangés aux gestes retenus.
Comme bien souvent dans la littérature coréenne, ce roman est fortement marqué par la rude histoire du pays.
L’Île anonyme est un recueil de 5 nouvelles écrites entre 1979 et 1989 par Yi Munyol, dans lequel il dresse un portrait de la société coréenne à travers différents personnages. L’interrogatoire de Kuro est le cadre de la 1ère nouvelle. Jeune ouvrière arrêtée par la police suite par une manifestation, elle est sommée de révéler où vit Hyonsik, son compagnon, qui s’est fait passer pour un étudiant afin d’infiltrer le milieu ouvrier. Elle apprend qu’il n’est qu’un escroc, qui a déjà utilisé d’autres femmes pour leur soutirer de l’argent. Le personnage de Kuro est cependant complexe : est-elle une victime naïve, ou une femme pleinement consciente de ses choix et actrice de son émancipation politique ? Yi Munjol laisse la question en suspens, laisse le lecteur libre de se prononcer. Il est également l’auteur de Notre héros défiguré. D’autres romans coréens présentés pendant la pause lecture : Contes et légendes de Corée, Une fille nommée deuxième garçon, anthologie de nouvelles de Corée du Sud et La mousson, nouvelles de Hûn-Kil Yun.
Côté cuisine, la Mise en bouche de l’auteure Kyung-Ran Jo est un peu amère, histoire tout en silences, non-dits et sentiments refoulés de la célèbre chef Jung Jiwon, qui nie sa récente rupture avec un jeune architecte en vogue, nie la réalité de sa liaison avec la belle Lee Seyeon, son amie, nie et refuse de réagir, jusqu’au plan final, mise au point d’une recette froide et inédite en conclusion du menu d’une vie. Si vous cherchez des recettes moins exotiques, vous trouverez sans doute votre bonheur dans 120 recettes de cuisine traditionnelle coréenne, de Sabine Yi, paru chez J. Grancher en 1999.
Je termine enfin la dégustation de notre entrée avec le Viêt-Nam et la série de polars historiques et culinaires des soeurs Thanh-Van et Kim Tran-Nhut**. Les enquêtes du mandarin Tân, comme Le banquet de la licorne ou Les travers du docteur Porc, se déroulent dans le “Dai-Viêt” du 17e siècle. Les personnages hauts en couleurs du lettré Dinh et du docteur Porc passant leur temps à manger, à parler de nourriture ou à en rêver, il est difficile de ne pas saliver à la lecture de ces romans, par ailleurs très prenants. La série, écrite en français, est publiée chez Philippe Picquier depuis 1999. Than-Van a également écrit Le palais du mandarin, ayant été invitée par les éditions du Nil à créer un ouvrage pour leur collection “Exquis d’écrivain”. Les ouvrages de cette collection sont des recueils de nouvelles gourmandes, imaginées à partir d’un ensemble de mot-clés qui en constituent les titres. C’est dans la nouvelle intitulée Mandarin que l’on apprend que les 2 soeurs se sont inspirées de leur grand-père pour créer et faire vivre le personnage du mandarin Tân. On y trouve également des souvenirs culinaires du Viêt-Nam, des États-unis et de la France, ainsi que des recettes.
Dans le fonds gourmand, on trouve de nombreuse recettes viêtnamiennes, dont un ouvrage réalisé en bande dessinée : Nathalie cookbook : reine de la tambouille, par Nathalie Nguyen, candidate de l’émission Masterchef (saison 2). Elle présente ici ses créations culinaires et leur réalisation dans des planches humoristiques.
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Nous remercions bien sûr les personnes présentes lors de cette pause lecture, poétiquement intitulée Nacres de rivières, pour leur attention, leur participation et les romans, auteurs et souvenirs qu’elles nous ont, à leur tour, fait découvrir.
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* bande-dessinée en 1 seul volume
** Thahn-Van continue seule la rédation des romans de la série depuis le 4e tome
Marie, accompagnée de Martine en guest sur Happy Apicius
Je suis en train de lire “Le banquet de la licorne, une enquête du mandarin Tân” de Tran-Nhut, à dévorer ! C’est jubilatoire. L’auteur enchaîne les nouvelles, en les reliant habilement par le fil conducteur du banquet et des conclusions menées par le mandarin. On passe de la préciosité au scabreux, du suspens à l’étude de moeurs en faisant un détour par le conte moralisateur, tout en suivant neuf personnages bien campés.
Je ne peux m’empêcher de vous livrer le premier service du banquet (page 21) :
“Plus légères que les hirondelles au printemps, les servantes s’éparpillèrent dans la Salle de la Licorne. Se posant derrière chaque convive, elles glissèrent des bols de bouillon aux reflets ambrés, où nageaient des crevettes dodues accompagnées de moelleuses graines de lotus. Dans le liquide parfumé aux champignons de montagne, quelques rubans d’algues tressaient une résille couleur de jade, exaltant joliment le rouge corail des crevettes. Dans un mouvement plein de grâce, les jeunes filles déposèrent aussi des plats de viande qui firent couler la salive des plus carnassiers : canard badigeonné d’une sauce aux prunes aigres et cochon de lait flanqué de pêches mûres.”
Caroline
Une autre conférence de la BnF sur Les mérites comparés du saké et du riz, cette fois sur la réalisation du rouleau !
http://www.bnf.fr/fr/collections_et_services/anx_tresors_patrimoine/a.c_150331_sake_riz.html (4mn 40s)
Marie