Bon, j’avoue, on aime bien jouer les malins dans les bibliothèques patrimoniales. Mais si j’ai utilisé ‘scorsonères‘ et non ‘salsifis‘ dans le titre de cet article, c’est surtout par souci de précision et par égard pour vous (car c’est la scorsonère, moins fibreuse et de meilleur rendement, que vous mangez généralement) et non par vantardise… sinon j’aurais utilisé le nom savant ‘tragopogon‘, du grec ‘barbe de bouc’ par allusion aux barbes de cette plante !
Les scorsonères et les salsifis sont en effet de la même famille et font partie de ce qu’on appelle depuis peu les “légumes oubliés”, pas si oubliés que ça car vous connaissez tous ce légume. Il est vrai en revanche qu’on en mange rarement et qu’on ne les cuisine… quasiment jamais ! Mais si on en trouve dans les rayons conserves des supermarchés, c’est qu’il doit donc bien y avoir des amateurs !
Ces deux légumes sont légèrement différents. La scorsonère a la peau noire et le salsifis est plus clair. Ils ressemblent à des morceaux de bois, ne font pas très envie à première vue et il est vrai que leur préparation n’est pas des plus simples. Ce sont les racines qui sont comestibles ; il faut les éplucher (ça tâche les mains), les placer au fur et à mesure dans de l’eau vinaigrée ou citronnée pour qu’elles ne noircissent pas avant de les cuisiner. En terme de goût, on trouve çà et là des comparaisons avec l’asperge, l’artichaut, la noisette ou l’huître ! C’est surtout très doux, subtil et délicat, un peu sucré.
On les trouve dans la plupart des manuels de botanique de l’époque moderne. Et c’est l’occasion pour Happy Apicius de vous faire découvrir quelques-uns de ces livres, généralement très agréables à feuilleter.
Dans l’Historia Plantarum universalis, nova, et absolutissima de Jean Bauhin (1650-51), plusieurs sortes de racines sont décrites dont le très utilisé tragopogon hispanicus, auquel est consacré le plus long paragraphe ; on y parle beaucoup de son utilité comme remède contre les serpents et les venins.
Dans Le Jardinier françois qui enseigne à cultiver les Arbres, & Herbes potageres, Avec la maniere de conserver les Fruicts, & faire toutes sortes de Confitures, & Massepans, Nicolas de Bonnefons écrit en 1651 (page 173) :
“Les Salsifix qui se cultivent dans les Jardins sont de deux especes ; il y en a qui fleurissent Violets, ce sont les communs ; & d’autres Jaunes, ceux-cy sont les Salsifix d’Espagne, que l’on nomme Scorsonere ils sont differens de Fueillage, aussi bien que de Fleur ; car les Violets ont la Fueille semblable au petit Plantain à cinq nerfs, & les Jaunes l’ont beaucoup plus large. Il y fort peu de temps que nous avons cette Scorsonere en France, & je crois en avoir eu des premiers ; c’est une racine beaucoup plus délicate au manger que le Salsifix commun.”
Voici ensuite une très belle planche tirée du 8e volume de Phytanthoza-Iconographia de J. Guill. Weinmann (9 volumes publiés en 1737-1742) où vous pouvez voir trois sortes de salsifis, décrits par ailleurs aux pages 450 et 451 : le tragopogon sylvestre barbe de bouc (à gauche), le tragopogon pratense luteum minus (au centre) et le tragopogon purpureum (le rouge).
Les recettes antérieures au 19e siècle ne sont pas très faciles à repérer mais je vous en ai trouvé deux dans Le nouveau cuisinier royal et bourgeois de Massialot (édition de 1740-42) ! La première est une tourte (pages 411 du tome 2) : après avoir épluché et blanchi les salsifis, on fait fondre du beurre auquel on ajoute un peu de farine, on laisse roussir et on ajoute quelques champignons, du bouillon de poisson, du sel, du poivre et un bouquet garni puis les salsifis. Une fois les racines cuites, on lie le ragoût d’un coulis d’écrevisses ou d’un mélange œuf-crème. Une fois cette préparation refroidie, la placer dans une pâte feuilleté et faire cuire.
La seconde est l’une des entrées d’un “repas en racines pour le jour du Vendredy-Saint” (page 50-53 du tome 1). Il s’agit d’un montage pour donner la forme de poissons à une farce composée comme suit : des racines (panais, topinambours, salsifis, navets, racines de persil…) qu’on fait blanchir puis frire dans du beurre où l’on a préalablement fait revenir des oignons et un peu de farine. On assaisonne puis on hache le tout pour en faire une farce avec des herbes, des morceaux de truffes et champignons, du beurre, de la mie de pain et de la crème.
“Avec cette Farce, on forme sur des assiettes telle manière de Poissons que l’on veut : à l’une, des Soles : à l’autre, un Turbot : sur l’autre, des Carlets : sur une autre, des Rougets, des Vives, des Maquereaux, & ainsi du reste. A chaque assiette, il faut un peu de beurre dessous votre farce formée en manière de Poissons. Vous les panez ensuite proprement par-dessus, & les faites cuire au four.”
L’auteur de L’Ecole du jardin potager (1749) nous confirme en effet que la racine du salsifis d’Espagne “sert d’aliment en maigre depuis la Toussaints jusqu’à Paques ; mais c’est principalement dans le Carême qu’on en fait usage : on l’assaisonne à la sauce blanche, ou on la frit avec une pâte comme les Artichauts [ce sont les deux recettes principales que l’on retrouve à travers les siècles]. Les bons Cuisiniers l’accommodent encore de plusieurs autres façons, & lui donnent différentes formes ; on en fait aussi des entremêts en gras qui sont estimés.”
Il décrit ensuite ses propriétés médicinales :
“Sa principale qualité est d’être cordiale & sudorifique : on l’employe dans toutes les tisannes qu’on fait pour les maladies suspectes de malignité, & dans la petite-verole principalement ; elle est bonne contre la morsure des Serpents, & autres bêtes venimeuses ; on l’ordonne aussi pour provoquer les mois des femmes : les feuilles ont de même leurs vertus, & entrent dans la composition de plusieurs eaux distillées qu’on prend pour les maux de poitrine. Cette Plante, par conséquent, mérite sa place dans un potager.”
Les livres de cuisine du 19e siècle proposent toujours (quasiment) immanquablement ces mêmes deux recettes : les salsifis à la sauce blanche et les salsifis frits.
Urbain Dubois et Emile Bernard, dans La Cuisine classique (1897, 18e édition !, tome II, page 453), nomment les premiers “salsifis au velouté” :
“Choisissez les salsifis tendres ; ratissez-les pour en supprimer la peau noire ; jetez-les à mesure dans un grand vase d’eau froide, acidulée. Egouttez-les ensuite, coupez-les transversalement, de 7 à 8 centimètres de long ; nouez-les avec de la ficelle, en petits botillons ; placez-les dans une casserole, et mouillez à couvert avec un fonds blanc (art. 274) ; ajoutez le jus de 2 citrons. Couvrez-les avec du papier beurré, faites partir le liquide en ébullition, et cuisez à feu modéré. Egouttez-les, dressez-les en pyramide sur un plat, et masquez-les avec un peu de bon velouté réduit, succulent, fini avec le jus d’un citron, un morceau de beurre fin.”
Et voici la recette des seconds par Jules Gouffé, dans Le Livre de cuisine (1867):
“Préparez et faites cuire même quantité de salsifis que pour les Salsifis à la sauce blanche (voir l’article précédent) ; Egouttez-les, coupez-les d’une même longueur et mettez-les sur un plat ; Faites 1 demi-litre de pâte à frire (voir Pâte à frire, page 111) ; Faites chauffer 1 kilo de friture dans la petite poêle ; Trempez les salsifis dans la pâte et faites-les frire ; Lorsqu’ils sont bien secs et d’une belle couleur blonde, égouttez-les sur un linge ; Dressez-les en rocher sur un plat garni d’une serviette ; Ajoutez persil frit ; Servez.”
Un petit ajout chez Sophie Wattel dans Les 100 000 recettes (1886) : “Les salsifis cuits, peuvent aussi être mangés en salade, avec des anchois, des câpres et même des betteraves” (colonne 1389).
Et aujourd’hui alors ?
La version cuite que vous voyez en photo ci-dessous est des plus simples : blanchir quelques minutes à l’eau bouillante bicarbonatée puis faire fondre à feu très doux et au beurre longuement. Une persillade à la fin n’aurait pas nui !
Dans les livres de recettes contemporains, on retrouve les vieilles recettes mais les auteurs en inventent aussi de nouvelles.
Dans Légumes oubliés d’hier et d’aujourd’hui et 125 recettes, Kathleen et Yves Paccalet, proposent un gratin de salsifis au mont-d’or et aux fleurs de salsifis, des scorsonères en salade à la moutarde forte, des scorsonères en fricassé, un foie de veau pané aux scorsonères caramélisées, parfumé à l’orange, une pintade aux salsifis flambée au cognac.
Jean-Marc Gourbillon dans Les légumes et fruits oubliés associe les scorsonères aux girolles et aux noisettes dans une salade tiède et reprend par ailleurs la recette des salsifis en beignets avec une pâte parfumée au cognac.
Keda Black et Catherine Quévremont, dans le livret consacré aux légumes exotiques et oubliés du coffret La Boîte à légumes, proposent quant à elles un mix gril de légumes oubliés, des salsifis à la graisse de canard et des salsifis en salade aux agrumes.
Pour terminer en beauté, voici un livre d’artistes que l’on apprécie beaucoup, Dominique et Jean-Paul Ruiz, dont le thème de travail privilégié est l’environnement. Le livre est une de leurs formes d’expression comme vous pouvez le découvrir sur leur site. Dans Fleurs de légumes, 24 fleurs (chicorée, laitue, basilic, courgette, aubergine, melon, chou, oignon, tomate…) ont été cueillies dans leur jardin puis numérisées et imprimées sur du papier de soie ; chacune de ces feuilles est posée sur un “papier d’herbe” composé à 60 % de pâte à papier et de 40 % d’herbes du même jardin ; le texte est imprimé sur ce même papier. Le tout est conservé dans une boîte en bois.
Caroline
Bonjour Caroline, et merci pour cette très jolie chronique. Scorsonères et salsifis sont en effet cousins germains, mais je croyais que les premiers venaient d’Espagne alors que les seconds seraient originaires d’Italie. Est-ce que je me trompe?
Je partage votre goût pour les livres de botanique. Côté recettes en revanche, les salsifis à la sauce blanche ne me tentent guère…
Bien à vous,
Bénédicte
Bonjour Bénédicte,
Pour les scorsonères, Nicolas de Bonnefons nous parle effectivement de salsifis d’Espagne. Quant à l’Italie, il faut que je cherche ! J’ai souvenir d’une querelle sur l’étymologie de ‘scorsonère’ entre une origine italienne et une origine espagnole… Je tâche de regarder.
Caroline
Bonjour,
Je ne sais pas pour ce qui concerne une éventuelle étymologie espagnole, mais s’agissant de l’italien, une traduction littérale serait peau (scorza) noire (nera). Mais il ne serait pas étonnant de découvrir une étymologie comparable en espagnol.
Et mon dictionnaire Hachette d’italien traduit salsifis en scorzonera au singulier et scorzonere au pluriel.
En tout cas; les salsifis, c’est bon, c’est buon c’est bono!
Je viens de vérifier ce que disent Kathleen et Yves Paccalet dans Légumes oubliés d’hier et d’aujourd’hui. Ils évoquent l’origine italienne “scorzone”, vipère noire, et catalane “escurço”, petite vipère. Ils poursuivent sur l’origine géographique : “Répandue depuis le Caucase jusqu’à l’Espagne, la scorsonère a été domestiquée dans ce dernier pays. Le salsifis, originaire du bassin méditerranéen, s’est naturalisé dans les zones tempérées.” Ils précisent aussi que le salsifis est représenté sur une peinture de Pompéi et que les Grecs de l’Antiquité le cuisinaient sous son nom savant actuel “tragopogon”. Pour finir notre petite promenade, sachez qu’il existe plusieurs sortes de salsifis comme le blanc géant de Russie !
Caroline
Bonjour
La Varenne, Le cuisinier françois, parle très brièvement de certifix (p. 246 et p. 309 dans l’édition de Jean-Louis Flandrin et Philip et Mary Hyman), et on retrouve un scorsonere ou cercifx d’Espagne un siècle plus tard, p. 247 de Introduction a la connoissance des plantes, ou Catalogue des Plantes, Par Hugues Gauthier.
Est-ce le même légume?
Bien à vous, Michel
On trouve effectivement des variantes de “salsifis”. Dans l’édition de 1651 du Cuisinier françois de La Varenne (en ligne sur Gallica ici) vous verrez mention de “sersifis” (voir notamment à la page 326 du pdf correspondant à la page 307 du livre, dans les entrées pour le Vendredi Saint, la mention de sersifis à la sauce blanche et de sersifis frits). Plus amusant, dans l’Essay d’un dictionnaire comtois-françois (en ligne sur Gallica ici) paru à Besançon en 1753, on trouve dans la liste des “mots françois que l’on prononce mal en France Comté” cercifix pour salsifis !
Si j’avais su que je déclencherais des passions avec le salsifis…
Voici les fournisseurs en légumes oubliés d’une très belle maison avec un excellent rapport qualité/prix à BELCASTEL 12390
Restaurant du Vieux Pont – Gîte Aveyron – Restaurant gastronomique 1 étoile Michelin
Nos fournisseurs
Les légumes
Jonathan et Nathalie « Les bons plants du Puech » à BELCASTEL
Steve et Lisa CAVANAGH, les Hems GOUTRENS
La famille ROUALDES à PORT D’AGRES
Le marché de RODEZ en général
J’aurais aimé joindre une belle photo d’un plat de légumes oubliés, cuisinés et préparés par le restaurant du Vieux Pont à Belcastel, mais…. impossibilité.
Dommage!
Pour votre premier anniversaire, faites-vous offrir cette possibilité.