“Ce livre est destiné aux bonnes mères de famille qui prennent elles-mêmes soin de leur ménage ; il est voué à leurs filles qui désirent marcher sur les traces de leurs mères ; elles n’y trouveront rien qui n’ait été souvent pratiqué ; aucun avantage n’y est recommandé qui ne soit le fruit de l’expérience, de sorte qu’elles ne risqueront pas de se laisser égarer par des descriptions compliquées et dispendieuses, comme cela n’est arrivé que trop souvent à l’auteur.”
La bibliothèque achète régulièrement des ouvrages anciens pour enrichir son fonds gourmand. Ces acquisitions concernent les éditions importantes de l’époque moderne mais aussi des ouvrages plus modestes, notamment de la première moitié du 20e siècle, période pour laquelle la bibliothèque n’est pas encore très achalandée. Les commandes sont souvent en lien avec une thématique précise (par exemple depuis trois ans la Grande Guerre) ou sont le fruit du hasard du marché du livre ancien.
Hasard qui vient de nous permettre un beau triplé ! Viennent en effet d’entrer dans le patrimoine public dijonnais trois éditions d’un livre important et rare puisqu’il est considéré comme le premier livre français de cuisine régionale. Il s’agit de La Cuisinière du Haut Rhin avec :
- son édition originale en allemand publiée à Mulhouse en 1811 chez Johannes Riβler: Oberrheinisches Kochbuch zum Nuzen und Vergnügen für junge Hausmütter und Töchter, die in der Kunst zu kochen und einzumachen einige Geschitlichkeit erlangen wollen. Achetée à la librairie Gasterea, spécialisée en littérature gastronomique et basée en Suisse à Lausanne.
- son édition originale en français publiée dans la même ville en 1829 chez Jean Risler aussi : La Cuisinière du Haut-Rhin à l’usage des ménagères et des jeunes personnes qui désirent acquérir les connaissances indispensables à une maîtresse de maison, dans l’art de la cuisine, de la pâtisserie et des confitures.
- la première édition de la seconde partie en français, publiée en 1833, sous le même titre, accompagnée de quelques planches.
Ces deux derniers livres reliés en un volume ont été achetés à la libraire Defer.
Par la suite, l’ouvrage connaîtra de nombreuses ré-éditions dans les deux langues, preuve de son succès de librairie.
Ces acquisitions sont particulièrement importantes du fait de la rareté des volumes dans les bibliothèques publiques françaises : je n’ai repéré qu’un exemplaire de l’édition de 1811, à la BnF, et deux exemplaires des deux volumes de la première édition française à la BnF encore et à la BNUS (Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg). Les achats anciens sont en effet réalisés en prenant en compte la carte documentaire nationale.
L’auteur, Marguerite Spoerlin, une femme donc, a grandi dans l’auberge de ses parents avec ses onze frères et sœurs, où elle apprend les recettes locales. Elle aurait eu l’idée du livre après la mort de son mari, pasteur protestant, afin de subvenir aux besoins de sa famille. Albert Spycher-Gautschi (référence ci-dessous) a retracé le parcours de notre cuisinière alsacienne.
Le livre est un livre d’économie domestique, recueil de plus de 1000 recettes d’Alsace, Suisse, Souabe et “pays voisins” destinées aux jeunes ménagères. La toute première recette intéressera les Bourguignons : il s’agit d’une soupe aux escargots !
Citons quelques exemples de recettes typiques de l’Alsace comme les boulettes (Knöpflein), les plats à base de chou (Kraut), chou blanc haché, chou farci, chou confit (choucroute / Sauer Kraut), d’oie (gâteau au foie d’oie, oie farcie, abattis d’oie au sang), ou de carpe (carpe frite, carpe en sauce blanche, carpe farcie, carpe au roux…), les pâtes (Nudeln), de nombreux pâtés, de nombreuses manières aussi d’accommoder les gibiers (sanglier, lièvre, bécasses, canard sauvage, chevreuil, coq de bruyère, faisan, gélinotte…), les saucisses, plusieurs sortes de Kugelhopf (appelé turban), les pains d’anis, biscuits à la cannelle, et massepains, et quelques recettes avec des dénominations de l’ère germanique comme le gâteau de Pâques de Mulhouse, le flanc de Pâques à la façon de Bâle, les Lécrelis de Bâle, les biscuits de Carlsbad ou d’Ulm.
La première partie se termine par un chapitre intitulé “Nourriture et boissons pour les malades”, proposant notamment de nombreuses tisanes, une eau panée bouillie, un sirop de navet pour la toux, ou encore… un jus de cloportes.
Jus de cloportes.
On les trouve dans les caves et dans les endroits humides ; prenez-en une vingtaine, faites-les passer sur une planche, pour n’en avoir que de vivants ; pilez-les dans un mortier de pierre et délayez avec demi-tasse de bouillon chaud ou d’eau bouillante, passez par un linge et faites-le prendre matin et soir entre le repas aux enfants qui souffrent à faire les dents.
“La première partie de la cuisinière du Haut-Rhin ayant été spécialement composée pour les ménages bourgeois, devait nécessairement présenter des lacunes aux personnes chargées de soigner un ménage plus considérable, l’auteur a cru suppléer à ce vide en y ajoutant une seconde partie qui renferme tout ce qu’une longue pratique a pu lui faire connaître en mets recherchés” (avertissement). Cette seconde partie propose donc d’autres recettes mais aussi de nombreux conseils : menus, manières de prévoir les provisions, ustensiles, nettoyage de la vaisselle… Elle se termine par sept planches de plans de table : trois dîners pour 12, 16 puis 24 à 30 convives, un dîner en maigre, un souper, les deux services d’une table en fer à cheval.
Pour terminer, voici la la liste des premiers livres de cuisine régionale, relevée par Julia Csergo :
- La Cuisinière de Genève, le seul plus ancien, daté de 1798. Je n’en ai trouvé qu’une édition de 1803 ici à l’Indiana University et ici à Genève.
- Le Cuisinier Durand (Nîmes, 1830) dont je ne trouve qu’une édition 1843 à Nice.
- Le Cuisinier méridional d’après la méthode provençale et langedocienne (Avignon, 1835).
- Le Cuisinier gascon (1858).
- Le Cuisinier à la bonne franquette (Savoie, 1883).
- Le Cuisinier bourguignon (1891).
- Le Cuisinier landais (1893) pour lequel je ne trouve pas non plus d’édition originale dans les collections publiques (une édition 1934 à Bordeaux et une édition 20e à… New York !).
Caroline
Biblio-sitographie :
Albert Spycher-Gautschi. “Des banquets des tuteurs mulhousiens au Livre de cuisine de l’Oberrhein.” Annuaire historique de Mulhouse. 2009, tome 20 et 2010, tome 21.
Julia Csergo. “L’émergence des cuisines régionales” dans Histoire de l’alimentation. sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari. Paris / Fayard, 1996
Julia Csergo. “Livre de cuisine et conscience régionale : l’exemple de l’Oberrheinisches Kochbuch de 1811.” dans Papilles. n° 10-11, mars 1996
Site de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace
L’édition en allemand est écrite en Gothique. Qui sait encore le lire ? Quand on étudiait cette langue au lycée (pour moi dans les années 60), on apprenait cette écriture.