La dernière intervention de la partie consacrée à l’alimentation des soldats, “L’alimentation rationnelle du soldat : savoirs hygiénistes et sciences de la nutrition à l’épreuve de la guerre”, était donnée par Anne Rasmussen, historienne, maître de conférences à l’Université de Strasbourg, membre du laboratoire SAGE (Sociétés, acteurs, gouvernements en Europe). Elle travaille sur les relations entre guerre, médecine et santé publique, est membre du comité directeur du Centre de recherche international de l’Historial de Péronne et a contribué à la Cambridge History of the First World War, sous la direction de Jay Winter, parue en français chez Fayard.
L’alimentation rationnelle a deux acceptions :
- l’alimentation rationalisée, utile pour améliorer l’efficacité des soldats, s’appuyant sur les savoirs de la nutrition.
- l’alimentation par ration, par dose unitaire, point de vue utile pour la logistique ; cette notion vient de l’alimentation du bétail.
L’histoire est marquée par la conquête de l’alimentation des militaires par les hygiénistes, face à l’intendance, longtemps seule maîtresse du domaine. Il s’agit de rendre cette préoccupation aux scientifiques, chimistes, médecins, physiologistes, et de distinguer le service de santé de celui de l’intendance. Armand Gautier est un des principaux hygiénistes français au début du 20e siècle.
C ‘est aussi une question d’hygiène sociale, une science de gouvernement qui a le souci de la médecine du grand nombre depuis la conscription obligatoire : c’est une préoccupation stratégique que l’Allemagne a bien comprise depuis les années 1870 ; son modèle domine donc alors que la France ne se saisit de la question qu’au début du siècle suivant.
Avant-guerre
En 1914, la question de la nutrition est essentiellement traitée par le biais de la chimie organique, avec une primauté des travaux allemands et américains depuis les années 1840. On décompose les aliments en trois classes qui les constituent : les protéines, les graisses, l’amidon (ou sucre). C’est une approche quantitative qui calcule, mesure, avec précision, les taux de ces classes dans chaque aliment et les compare aux calories (notion née en Allemagne dans les années 1880) dépensées.
Une quatrième classe apparaît qui regroupe les sels minéraux, vitamines et acides animés. On commence aussi à penser que toutes les classes ne sont pas équivalentes en valeur nutritionnelle, mais en 1914, un consensus demeure : la santé vient du contenu calorique des aliments, de leur quantité et à leur répartition entre les trois classes.
Une question importante repose sur le calcul des quantités nécessaires aux soldats : comment standardiser les rations tout en les rendant efficaces pour chaque homme dans chaque situation ? On va comparer le “travail” du soldat à celui de l’ouvrier agricole, en ajoutant une fatigue plus intense, base à partir de laquelle on déterminera une ration forte (pour la période d’active) et une ration normale (pendant les périodes de stationnement). Pourtant, alors que la ration de l’ouvrier agricole est déterminée à 4000 calories (et même 4400 en hiver), on normalisera la ration du soldat à 3200 calories.
A l’épreuve de la guerre
C’est une période déterminante avec trois enjeux.
Les enjeux sont d’abord professionnels : il s’agit pour les hygiénistes de s’émanciper de l’intendance. Ils vont pouvoir profiter de la médicalisation de la question face aux problèmes rencontrés par les soldats. Parallèlement, les hygiénistes vont se confronter à la réalité par le biais de la logistique et de l’économie. La notion de “tarif de substitution” se développe, c’est-à-dire remplacer telle quantité d’un aliment (du bœuf par exemple) par telle quantité d’un autre (veau, morue…).
Le second enjeu concerne la norme, l’évolution des quantités. Les hygiénistes craignent, avant guerre, que les rations des soldats ne se révèlent trop faibles et proposent des augmentations, notamment pour le sucre et le vin. Mais le propos s’inverse finalement : la ration théorique est trop élevée, il faut baisser la ration de viande, point sur lequel ils s’opposeront au commandement et aux politiques. Les hygiénistes considèrent qu’on gaspille la nourriture quand les soldats n’ont pas d’appétence pour leur alimentation.
Enfin, la guerre est un champ d’expérimentation. Anne Rasmussen développe l’exemple de Charles Richet et de sa zomothérapie ou thérapie par la viande, notamment lyophilisée : la zomine. Il testera son produit sur des soldats tuberculeux en hôpital militaire mais l’on se rendra compte finalement qu’il est plutôt utile à restaurer la masse musculaire.
Anne Rasmussen propose quatre conclusions à son propos :
- La guerre est l’occasion de revoir à la baisse l’importance accordée au seul quantitatif.
- Les trois classes des aliments ne sont pas équivalentes ; la variété de l’alimentation a un rôle à jouer.
- En France les hygiénistes ont du mal à se faire entendre ; ils passeront par les médecins et se pencheront sur la logistique et l’économie pour ce faire.
- Enfin, on commence à prendre en compte le goût, la dimension psychologique et symbolique de l’alimentation. Ajoutons sur ce point que l’on comprend bien cette dernière conclusion à écouter ce que disent les soldats !
Caroline
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