Jeudi 15 janvier, le premier Midi du patrimoine* de 2015 avait pour thème la cuisine de guerre. Les participants ont pu découvrir les particularités de l’alimentation des Français pendant la Grande Guerre, à travers plusieurs sortes de documents conservés dans les collections et que je vous invite à découvrir au fil d’une série d’articles sur le blog : livres de recettes, menus, photographies et affiches ; quelques revues de l’époque complétaient l’ensemble.
Aujourd’hui donc les livres de recettes !
Les livres de recettes pour ménagères
Depuis le 19e siècle, la production de livres d’économie domestique s’est largement enrichie et en 1914, presque chaque ménagère peut se permettre de posséder un manuel. Dès le début de la guerre, les auteurs vont s’attacher à mettre à jour leurs recettes (certains moins que d’autres car il est tentant de faire vendre en se servant du contexte…) pour s’adapter à la période et proposer des conseils aux cuisinières : comment faire face à la pénurie de certaines denrées (farine blanche, graisse, viande, œufs frais notamment), mais aussi à la pénurie de combustibles (on cuisine au charbon et au bois) et au manque de temps pour les femmes qui travaillent et élèvent leurs enfants sans leur mari parti au front.
Tante Colinette, dans son Guide de la ménagère paru en 1917 à Bruxelles, propose par exemple des recettes de chicorée de guerre à base de pelures de poires ou de racines de pissenlit, une confiture de déchets de poire, une fécule de marrons d’Inde, une farine de fèves, des recettes pour cuisiner les pommes de terre gâtées, gelées ou pourries : les ersatz bien connus de la Seconde Guerre mondiale existent bien avant, qu’ils soient des créations ou des retours à de vieilles recettes des campagnes.
Prosper Montagné est un chef reconnu mais il n’hésitera pas à s’engager pour améliorer l’alimentation des troupes (il travaille à créer la fameuse cuisine roulante) mais aussi des populations de l’arrière, en sensibilisant les ménagères à l’utilisation de produits généralement jetés. Il prépare cet étonnant repas de la “poubelle délicieuse” avec… des croûtes de moelle végétale, des joues de bœuf aux croquettes d’orties, une salade de flore sauce ménagère, des fanes de carottes à la crème, des cosses de petits pois à la française, des gâteaux aux écorces de fruits, du vin de fève, de la piquette d’orge et de chiendent. Ce repas témoigne de l’utilisation de plantes sauvages et des épluchures, pratique que l’on retrouve aujourd’hui dans le contexte de crise économique mais aussi de pénétration des préoccupations écologiques dans les cuisines. Dans son livre La bonne Chère pas chère sans viande publié à Paris en 1918, il veut montrer qu’on peut composer des repas variés, savoureux, nutritifs sans ressource carnée. La plupart des livres proposent en effet des recettes sans ou avec peu de viande, comme les pains de viande, les choux farcis, les croquettes ou les boulettes.
L. Marcenay dans sa Cuisine économique et facile publiée à Tournai en 1916 liste des recettes simples et peu chères comme le potage au vermicelle à l’eau et au beurre (“Salez de l’eau bouillante, mettez-y du vermicelle que vous laisserez cuire. Ajoutez un morceau de beurre, liez d’un jaune d’œuf et versez.”), les soupes au gruau de sarrasin ou d’avoine, ou encore la soupe à la bière. Bien d’autres livres insistent sur l’importance des céréales. Vous voyez ci-contre une des fiches-recettes que la BM a publiées et que vous retrouverez bientôt en ligne sur notre portail.
Auguste Jotterand, auteur suisse, publie deux tout petits recueils, Cuisine de guerre en 1917 puis La nouvelle Cuisine de guerre en 1918. Dans le premier, on trouve des recettes “donnant 150 % d’économie d’après de sérieuses expériences”, qui insistent en particulier sur les modes de conservation pour ne rien perdre : pains, boulettes ou gnocchi de viande pour utiliser les restes, matefaim, biscuit de guerre, conserve de pain “au cas où notre ravitaillement se resserre encore et que la guerre se prolonge au-delà de cette année”, ou encore œufs en conserve à la chaux. Dans le second, on trouve des explications pour utiliser les “œufs évaporés Layton” (des œufs en poudre), une soupe au maïs roussi, des pommes de terre économiques, des macarons de guerre, ou des confitures avec peu de sucre, la baisse des quantités étant une piste dans les cuisines de crise.
Dernier exemple de publication de guerre, le livre Les Secrets de Popottes et les enseignements de Pasquin paru en 1918 qui, en plus des recettes, offre à ses lecteurs des “petits secrets” pour… enlever le goût de rance au lard, enlever le goût de moisi aux haricots, enlever le goût de boîte aux conserves de légumes, remplacer le pain dans les boulettes, remplacer l’huile dans la salade et… enlever à la viande de bouc son odeur repoussante !
La question de la cuisson est aussi abordée dans ces ouvrages. L’un d’eux y est même consacré : La Cuisine économique – La Caisse norvégienne. Il s’agit de quelques pages faisant la promotion d’un système permettant de cuire avec moins de combustible en sa fondant sur une bonne isolation du contenant : on lance l’ébullition de sa casserole puis on la dépose, bien fermée, dans la caisse, en la recouvrant de foin ou d’une autre matière isolante. Par exemple pour un pot-au-feu, on cuit sur le feu pendant 15 minutes puis on laisse le plat se terminer dans la caisse pendant 4 à 5 heures. D’autres systèmes étaient conseillés comme le cuiseur ou l’armoire à cuire sans que l’on sache exactement de quelle manière les Françaises s’en sont emparé.
Si vous relisez tout ça à la lumière de la conjoncture actuelle, vous verrez que rien n’a changé ou presque et que les préoccupations économiques restent les mêmes : dépenser moins, ne pas jeter, accommoder les restes, utiliser ce que la nature met à notre disposition, gagner du temps même si de nouvelles considérations se sont ajoutées : considérations écologiques et considérations éthiques (par rapport à l’utilisation des animaux notamment). Vous trouverez même des schémas de marmite norvégienne contemporaine sur le web !
Les livres de recettes pour l’armée
Dans l’armée aussi, on se munit de manuels parce que la cuisine en plein air pour un régiment, ça ne s’invente pas… On y rappelle l’importance d’une nourriture saine et roborative mais aussi d’une nourriture appréciée des hommes, facteur jouant sur le bien-être et le moral des troupes. Dans son Manuel de cuisine, Pierre Berger donne une recette dont, comment dire, on doute quelque peu de l’intérêt sur les fronts occidentaux… celle de la bosse de chameau ! En effet, l’auteur a été cuisinier pendant son service militaire en Afrique et tient à en informer ses lecteurs ! On y trouve cependant des informations plus directes avec la période comme cette page consacrée à la technique de démoulage des boîtes de conserve qui nous rappelle que celles-ci étaient encore peu connues des Français.
La bibliothèque possède aussi des manuels d’avant-guerre comme la Cuisine militaire de Capdeville (1906), où l’on trouvera, en plus des recettes, des exemples de menus pour douze jours. En voici quelques-uns :
- vendredi matin : soupe purée de pois – boulettes frites – purée de pois
- vendredi soir : soupes légumes – poisson – pommes carottes – fromage
- samedi matin : soupe oignons – conserve miroton – pommes en ragoût
- samedi soir : soupe grasse – andouilles – lentilles
- dimanche matin : potage tapioca – bœuf cornichons – pommes au lait
- dimanche soir : soupe aux haricots – mouton haricots – haricots – salade (vous avez compris que dimanche = haricots…)
- lundi matin : soupe aux légumes – saucisses – choux gras
- lundi soir : potage vermicelle – bœuf aux légumes – nouilles à l’italienne
De petits ouvrages pratiques fleurissent pendant la guerre. En 1916, le docteur Chatinière publie la 7e édition de Pour sa santé, ce qu’un Poilu doit savoir : il traite aussi bien des soins de la peau, des pieds, des oreilles que des différentes maladies et de comment s’en préserver, des soins aux blessés, des accessoires utiles. un chapitre est consacré à la fonction alimentaire : les menus, les cuisines roulantes, les colis des familles, les aliments et boissons, les préceptes pratiques (la mastication, les soins intestinaux…). Il y écrit :
Le soldat français ‘rouspète’ par principe au sujet de la nourriture, toujours et quand même ; il connaît cette tradition, mieux que la théorie. il gagnerait fort pourtant à ne pas récriminer à tort et à travers ; mais, parmi les mauvaises têtes, meneurs sournois, et les fortes têtes, frondeurs sceptiques, il y a toujours quelques braillards pour faire marcher les naïfs. Le troupier devrait savoir pourtant qu’au régiment toute réclamation justifiée, avec preuve à l’appui, présentée en termes convenables, sera écoutée du chef autorisé, transmise hiérarchiquement, et obtiendra satisfaction. Il est vrai que, si on ne pouvait pas ‘gueuler’ un peu, ce ne serait plus drôle !… (p. 42)
et plus loin, dans le chapitre Colis familiaux :
Leur composition est souvent inénarrable, un vrai poème ! et il est désolant de penser que les sommes gâchées en marchandises avariées, inutilisables, représentent parfois de lourdes privations pour d’humbles expéditeurs. Voici entre autres un exemple authentique des associations imprévues qui s’y rencontrent : dans une paire de chaussettes, une saucisse sèche, du chocolat, du beurre, un fromage avancé, quelques gâteaux secs ; un pot de confitures dans une boîte en carton, une provision de tabac à priser et des cigares ; sans compter, bien entendu, deux fioles sournoises, l’une d’alcool de menthe, l’autre d’eau-de-vie de marc ; ces divers articles puérilement emballés dans un léger sac de vieille toile à matelas, grossièrement cousu, de telle façon que du paquet ouvert se dégage une puanteur inquiétante, et s’extrait, avec un cliquetis de verre cassé, une bouillie bizarre, innommable, adhérente aux chaussettes… ! le tout n’est bon qu’à engraisser le fumier. Que pis est, il n’est pas rare, en pareil cas, de voir le Poilu destinataire consacrer des heures à trier patiemment dans cette mélasse quelques bribes plus ou moins ragoûtantes, et, au risque de se rendre malade, les déguster avec délices : “ça vient du patelin ! de la maison !…” – Avis aux familles
Enfin, arrêtons-nous sur ce document purement dijonnais : La cantine des permissionnaires de Dijon par Eugène Fyot. Peu de gares sont capables de faire face à l’afflux des soldats et de proposer les services nécessaires, à bas prix et pour l’ensemble des permissionnaires. La cantine de Dijon semble une installation-modèle. La brochure décrit la mise en place de cet espace dans la gare, dédié aux soldats en permission et comprenant : une consigne gratuite pour les bagages, des espaces de restauration et de vente (comestibles, papeterie et tabacs, café-soupe, boissons), un réfectoire avec des tables et des bancs, des lavabos, un salon de coiffure, des douches, la possibilité d’obtenir du linge propre, une salle de repos avec des lits de camp, une bibliothèque, des tables pour la correspondance, un thé de ravitaillement gratuit destiné aux soldats ne séjournant que quelques minutes en gare. Sont cités quelques plats que les soldats pouvaient acheter : la soupe bien sûr, mais aussi les cornets de pommes de terre frites, le veau froid, le jambon, les œufs durs, les boîtes de sardines ou de pâté de foie gras, des fromages (gruyère, bleu, auvergne, fromage du pays), les tablettes de chocolat, la salade de pommes de terre et haricots, des fruits, du pain, des sandwichs au jambon, et pour les boissons, du vin, de la bière, du cidre, de la limonade et du café.
Et de conclure avec cette citation d’un soldat de passage à Dijon…
Au moins, à Dijon, c’est du vrai pinard qu’on a, et une soupe !… et du jus première, et tout ça pas cher. On peut y roupiller à Dijon et s’astiquer à l’œil. Faudrait qu’il y en ait partout des cantines. (p. 19)
* Les Midis du patrimoine sont des visites qui ont lieu 1 ou 2 fois chaque mois, le jeudi ou le vendredi à 12h30 et qui vous permette de découvrir des sujets aussi variés que la légende de l’empereur Napoléon, les ennemis du patrimoine, le Carnaval dans le fonds gourmand, les caricatures du dessinateur Stop ou le tissu dans les livres d’artistes contemporains, accompagnés d’un bibliothécaire, dans les salles historiques qu’il faut aller voir si vous ne les connaissez pas ! Tout le programme ici.
Caroline
Voici une carte postale non datée que donne Claude K. à la B.M. de Dijon ( le timbre – au recto – nous donne une fourchette: 1907-1920), avec à l’emplacement du timbre – au verso – la précision suivante:
Avec un timbre de 5 centimes, cette carte peut être expédiée avec cinq mots.
Les Hommes de la Classe 19 ont le plaisir de vous inviter à assister au Banquet de l’Enterrement de ce brave Père Cent et afin de vous encourager à accepter cette invitation, ils sont heureux de vous faire connaître le menu composé pour la circonstance.
M E N U
POTAGE
Au comprimé de semelles de bottes et de godillots
Hors-d’œuvre avariés
POISSONS
Piedechalits sauce punaises
Polochons frits
ENTREES
Civet de singe – Pactage au treillis
ROTIS
Trousseaboutons à la broche
Quartierdecorvées faisandés
LEGUMES
Siature de flanelle au jus
Salade de bleus
ENTREMETS
Gamelle glacée
Biscuits de Guerre
Vins de Lapompe
Cruchedeau frappé
Jus de chaussettes (Retour des manœuvres)
NOTA. Le service sera fait par la maison Oreste Bleusaille