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Manger et boire entre 1914 et 1918. CR14. La cuisine de tranchée par Marie Llosa

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Nous vous avons déjà présenté Marie Llosa ici. Lors des journées d’études Manger et boire entre 1914 et 1918, elle intervenait une seconde fois dans la partie consacrée à “Comment fait-on la cuisine ?”, c’est-à-dire comment, concrètement, les soldats faisaient leurs repas au front et les ménagères dans leur cuisine, malgré les nombreuses restrictions et contraintes : “La cuisine de tranchée ou l’art d’accommoder les vivres”.

Le cuistot

Baïonnette-cuistots

Une de La Baïonnette, 5 avril 1917. Illustration “Les cuistots” de Gus Bofa

Le cuistot est une véritable figure du front, à la fois parce que les soldats ont besoin de lui (l’alimentation joue un rôle important pour le moral des troupes, les interventions de François Lagrange, Rémy Cazals et Marc Michel nous l’ont déjà largement prouvé) mais aussi parce qu’il est souvent décrit ou caricaturé. Alors qu’en Angleterre il existe une école de cuisiniers militaires, en France cette fonction n’existe pas véritablement en tant qu’affectation. On n’est pas nommé cuisinier, mais on le devient. La plupart du temps, il fait à manger, c’est-à-dire qu’il fait au mieux pour réaliser des plats et nourrir les soldats. Quand le temps et les denrées le lui permettent, il cuisine en élaborant des plats dont les qualités gustatives sont supérieures. L’ordinaire est à la charge du capitaine qui n’a pas grand chose à son service au début, ce n’est qu’à partir de 1915 que l’autorité met en place des améliorations rendues nécessaires par la guerre longue. On fait avec les moyens de bord ; chaque escouade a à sa disposition un moulin à café, des gamelles et des couverts mais pas de marmite par exemple.

Le règlement indique que le cuisinier doit être propre et bien tenu mais c’est surtout sa saleté que l’on retrouve dans les témoignages, le cuistot n’ayant pas plus l’occasion de se laver que ses compagnons.

Le cuistot est-il un embusqué comme on l’entend parfois dans les témoignages ? Certains cuisinent sous le feu et obtiennent des citations pour cela, certains meurent en service quand… “une marmite tombe dans la marmite”. Ajoutons la difficulté du travail, la fatigue des hommes qui reprennent une activité quand les autres se reposent.

Avec quoi cuisinent-ils ?

Devant l’absence d’ustensiles, les cuisiniers s’adaptent : ils en récupèrent dans les maisons abandonnées ou utilisent le système D (une marmite fabriquée dans une lessiveuse par exemple ; voir aussi les exemples développés par Michaël Landolt et Frank Lesjean). Ils cuisinent en plein air. Ce n’est qu’en 1915 qu’arrivent, progressivement, les fameuses cuisines roulantes (une par compagnie), qui permettent de cuisiner de plus grandes quantités et de maintenir au chaud.

Quelle cuisine mangent les soldats ?

Livre-cuisine-militaire-1915

Livre de cuisine militaire. Edition 1915. BM Dijon G I-47654

La cuisine militaire existe, des ouvrages avec des recommandations, des conseils, des recettes et des menus, sont publiés par l’administration. Quelques livres de recettes pour l’armée conservés à la bibliothèque étaient présentés ici. Marie Llosa évoque notamment le Livre de cuisine militaire en garnison de A. Hoym de Marien.

La bibliothèque de Dijon en possède deux éditions, celle de 1908 et celle de 1915, rigoureusement identique à la première, ce qui nous permet ici une petite parenthèse sur nos collections. C’est un manuel militaire officiel de cuisine publié 6 ans avant la guerre. Les recettes sont données pour 100 hommes. L’introduction du sous-secrétaire d’Etat à la guerre Henry Chéron donne les recommandations suivantes :

“Ils [les commandants d’unité] se préoccuperont, avant toute chose, d’assurer à leurs hommes une nourriture substantielle et hygiénique, mais ils s’informeront également des préférences manifestées pour certains plats et en tiendront compte dans la mesure de ce qui est raisonnable.

En outre, ils se feront renseigner régulièrement sur l’importance et la nature des reliefs de chaque repas ; cette constatation sera pour eux une indication précieuse en ce qui concerne le choix des denrées et les quantités à employer. […]

Il est recommandé aux chefs de bataillon ou d’escadron, avant d’approuver les projets de menus, de prendre l’avis du médecin militaire qui s’assurera que les divers éléments nutritifs y entrent dans une sage proportion, comme nature et comme quantité. […]

Les militaires employés aux cuisines doivent mettre toute leur bonne volonté et leur savoir-faire à s’acquitter convenablement de leurs fonctions. Ils travaillent dans l’intérêt commun et doivent être stimulés par cette pensée que leurs efforts ont pour résultat d’augmenter le bien-être de tous.”

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Note manuscrite (recette de rata) ajoutée à l’édition 1908 du Livre de cuisine militaire. BM Dijon G I-41955. Cliquez sur l’image pour agrandir !

Le plat le plus connu est le célèbre rata, ragoût de pommes de terre, haricots, porc ou bœuf, gras, lourd et grossier. Les cuisiniers intègrent, comme le préconisent d’ailleurs les manuels, les boîtes de conserve* : le singe se consomme froid en vinaigrette ou chaud en ragoût (le sauté à la vinaigrette avec des oignons par exemple). Certains ont des prédispositions pour magnifier ces produits… d’autres non. Quand le ravitaillement n’arrive pas, les sardines à l’huile sont le dernier recours. Le riz et les pâtes font aussi partie des bases de la cuisine du front (le riz au gras) et n’ont pas les faveurs des soldats qui s’en lassent et les comparent à de la colle. Pour les desserts, il y a du chocolat, en tablettes, en poudre ou en billes.

*comme on peut le voir sur ces recettes de bœuf en conserve tirées du Livre de cuisine militaire cité plus haut.

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Livre de cuisine militaire, 1915, pages 94-95. BM Dijon G I-47654

Le plat le plus en faveur chez les soldats est… le bifteck et pommes frites (frites pouvant signifier rissolées) !

Quelques figures de chefs 

Alexandre Dumaine (1895-1974)
A l’entrée en guerre, il a 19 ans et travaille dans la brigade de l’Elysée. Il s’engage et recevra une citation pour avoir assuré le ravitaillement sous le feu. Ses qualités font qu’il quittera son unité un jour, appelé à cuisiner pour Clemenceau en visite sur le front. Rappelons qu’il sera le chef de la prestigieuse Hostellerie de la Côte-d’Or à Saulieu en Bourgogne, restaurant dont Bernard Loiseau fut l’un des chefs.

Jules Maincave (†1916), cuisinier de sa compagnie, connu pour son “bifteck d’attaque”. Voici ce que Marie Llosa nous apprend sur lui :

“Il est mobilisé au 90e régiment d’infanterie et devient cuisinier de sa compagnie. Au cœur des tranchées, ce cuisinier avant-gardiste poursuit sa pratique de la cuisine dite « futuriste ». Là, il expérimente en grand avec sa roulante. Il racontait à André Charpentier, journaliste au Matin, ses expériences avec des mélanges d’herbes cueillies dans les bois pour donner à ses ragoûts des arômes dont sa compagnie était devenue friande. Avec la gnôle régimentaire, il réalisait des « beefsteaks dits d’attaque », il met au point également une purée de fromage au « pinard ». Avant la bataille de la Somme, il est appelé pour préparer le repas du général Gouraud. Ce dernier goûte sa cuisine futuriste et, dégustant une pâte onctueuse fortement pimentée, félicite le cuisinier et se ressert. Maincave lui répond « cela me fait plus plaisir que ma croix de guerre. » Jules Maincave est tué le 30 octobre 1916 dans la Somme vers Combles, près de sa roulante. Il l’avait placée près du feu pour mieux ravitailler les officiers et, lors d’une attaque, il s’était installé dans une cagna sans profondeur à fleur de terre. « On ne fait pas la cuisine dans une cave » disait-il. Il est retrouvé mort après un bombardement.”

Prosper Montagné (1865-1948), connu comme cuisinier et pour son Larousse gastronomique, dans l’entre-deux-guerres. C’est lui qui développe les cuisines centrales des armées. Il organise un concours pour améliorer les recettes destinées aux soldats ; le thème en est : ragoût de bœuf avec pommes de terre et riz et singe “inédit”. Il écrira par ailleurs un Manuel du bon cuistot et de la bonne ménagère (recettes publiées dans le Bulletin des Armées).

La “cuisine de tranchées” se caractérise donc par la nécessaire adaptation aux conditions matérielles mais aussi aux ingrédients (les cuistots ne se lancent pas dans les cuisines régionales par exemple) et par le mélange des cultures. Les cuisiniers disposent des ingrédients fournis par l’intendance (“singe”, conserves diverses, légumes secs, riz…) conjugués à ceux qu’ils trouvent en faisant preuve de débrouillardise (achat auprès des civils dans un bourg où ils cantonnent, légumes trouvés dans des potagers abandonnés, poissons pêchés dans une rivière, gibier…). Les soldats sont aussi amenés à “cuisinier” eux-mêmes, sur leur réchaud ou un brasero de fortune.

Prochain compte rendu : la cuisine des ménagères.

Caroline

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5 Responses

  1. Avatar Mireille Poulain-Giorgi 20 avril 2015 / 9 h 54 min

    QUESTIONS:
    Qu’en est-il de la cuisine pour musulmans, par exemple?
    Le vendredi? Poisson uniquement pour les chrétiens?
    Ou la guerre occulte-t-elle les religions?
    Peut-être ces questions ont-elles déjà été traitées dans un précédent article….. Mais je n’ai pas le courage d’aller rechercher….

    • Avatar Llosa Marie 20 avril 2015 / 17 h 28 min

      Les musulmans, mais plus largement les soldats originaires des colonies (africains, tirailleurs algériens, marocains, malgaches ou encore ceux natifs d’Indochine, etc.) bénéficiaient de denrées spécifiques, comme le riz, les dattes, la semoule, le thé… Ils avaient un “régime alimentaire” adapté en fonction de leurs coutumes alimentaires.
      Par contre, une précision, le ravitaillement est surtout acté en fonction des usages dans les pays, des denrées mangées régulièrement dans ces pays. En ce qui concerne les usages liés à leur religion, j’ai pu trouver par ex que des soldats musulmans, hospitalisés dans des hôpitaux temporaires, faisaient le ramadan.
      Il existe de nombreux clichés montrant ces soldats, faisant du thé ou mangeant du riz.
      Marie Llosa

  2. Avatar Mireille Poulain-Giorgi 21 avril 2015 / 11 h 39 min

    MERCI Marie.

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