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Le vin à Dijon : du côté du négoce

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À la suite des articles relatifs aux Climats et aux vins à Dijon, poursuivons notre exploration du côté du négoce dijonnais. C’est un verre d’eau à la main que je rédige cet article, canicule oblige (article rédigé au mois d’août), mais vous êtes autorisés à le lire à des heures fraîches accompagnés de la boisson idoine.

Vous êtes également plus qu’autorisés à visiter les deux expositions du moment : Cet été la bibliothèque s’acclimate, vignes et vins dans les collections à la bibliothèque patrimoniale et d’étude et Paroles vigneronnes (exposition sonore) à la Nef. Toutes les informations sur la page dédiée du portail de la BMD.

M.S. Lhote Fils à Dijon, FD I-1621 (p. 623)

Regardez cette image et imaginez Dijon à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle encore partiellement parsemée de vignes et siège de grosses maisons de négoce de ce type.

Le terme de ville « viticole » n’est pas exagéré pour désigner Dijon à cette époque. Héritière d’un passé où le vignoble entoure la cité, où les travailleurs du vin constituent environ un tiers de la population dans la seconde moitié du 15e siècle¹, la ville voit ces marqueurs s’effacer seulement dans la seconde moitié du 20e siècle. S’il reste quelques traces des vignes, le négoce est désormais exclusivement associé aux liqueurs et aux eaux-de-vies.

Remontons un peu dans le temps et voyons, à l’aide des images issues de nos collections, l’évolution du commerce viticole. À la fin du 14e siècle, les transactions sur le vin représentent un quart du chiffre d’affaire commercial de Dijon, hors sel et métaux précieux². Au Moyen-âge cohabitent marchands bien installés et dijonnais, qu’ils soient cabaretiers, artisans ou vignerons, vendant le vin au détail.

L’ « Estape », le marché au vin situé place Saint-Jean (actuelle place Bossuet), voit les petites et grandes ventes s’opérer. Y commerce le vendeur modeste comme le riche marchand étranger. Dans la seconde moitié du 16e siècle, chaque habitant possède le droit de vendre du vin et ce sans être nécessairement détenteur d’une enseigne. Depuis le début du 15e siècle le droit de banvin³ n’est plus détenu par les seules abbayes Saint-Bénigne et Saint-Etienne, mais aussi par la ville, grâce à sa Charte. À partir du 14e siècle, accompagnant l’expansion de la culture de la vigne, le vin dijonnais s’exporte dans une proportion non négligeable, par exemple en Lorraine4

Place Saint-Jean. Désolée je n’ai pas de photos du 16e siècle.

De cette époque jusqu’au 19e siècle, la situation évolue en fonction de la réputation des breuvages, des conflits, des réglementations, des aléas climatiques… Peu de données chiffrées existent pour Dijon mais on sait qu’en 1789 le commerce du vin représente un tiers des exportations bourguignonnes6. Les premières maisons naissent au début du 18e siècle et inaugurent le démarchage commercial. La consommation de bon vin commence à gagner la classe moyenne et celle de très bon vin devient de plus en plus un marqueur social, un moyen de se distinguer7. Progressivement, la demande augmente, concomitante à l’étalement des surfaces cultivées en Côte-d’Or, ce qui participe au développement du négoce.

Au 19e siècle nous constatons que ce négoce recouvre toujours plusieurs cas de figures à Dijon : du vigneron propriétaire, en passant par les petits commerçants, les marchands de « vins en gros » et les négociants-propriétaires réputés. Revenons à notre image initiale et attardons-nous sur cette dernière catégorie.

La ville compte un certain nombre d’entreprises d’envergure la plaçant dans ce domaine juste après Beaune et Nuits-Saint-Georges8. Parmi les plus connues : Paul Court, Octave Paris, Bouvière fils, Jules Régnier, Morin père & fils, Lejay-Lagoute, l’Héritier-Guyot, Adrien Sarrazin, Georges Noirot, Symphorien Lhote… Leur principal débouché est le marché parisien, où la bourgeoisie développe des habitudes de consommation et où la vente en bouteille prospère.


La maison Paul Court, une des plus importantes de Dijon, située rue Devosge

La famille Garrigues ouvre un négoce de vins à Dijon avant 1914. Noël Garrigues est surtout connu comme peintre-décorateur

Pourquoi Dijon garde-t-elle une telle assise dans le commerce viticole alors que la vigne y régresse en superficie, me direz-vous (car vous suivez j’en suis sûre) ?

Dijon bénéficie des avantages d’une grande ville : un réseau routier et une notabilité prête à investir son argent. Précisons que les dijonnais n’attendent pas le 19e siècle pour miser sur ce domaine : le dynamisme vitico-commercial est en partie hérité des parlementaires dont beaucoup possèdent des parcelles.

Le rôle de la bourgeoisie d’affaire s’avère prépondérant dans la spécificité dijonnaise que constitue l’industrialisation du négoce9. Les investissements se font à grande échelle. De gros établissements assurent la confection des vins avec une certaine liberté dans le mode d’élaboration du produit, ils définissent des politiques de distribution et font de la prospection et de la publicité pour gagner des marchés. Dotées de techniques de pointe et d’infrastructures importantes, certaines maisons adoptent des codes et modes de production inédits en Côte-d’Or dans le domaine du vin. Ces entreprises, comme d’autres, maîtrisent la vinification mais, à la différence de leurs concurrentes, produisent une variété de produits allant du « vin de marque » à la liqueur, en passant par l’eau de vie. Ce savoir-faire dijonnais explique la nécessité de technologies innovantes.

Autre facteur important : le syndicalisme, dans lequel s’impliquent les dijonnais, qui impacte positivement le dynamisme local. Parmi les grands syndicats viticoles : le Syndicat du Commerce en gros des vins et spiritueux de Dijon, présidé par Adrien Sarrazin.

Établissements Rouvière Fils, rue de Gray. FD I-1621 (p. 623)

En 1913 Dijon compte 61 négociants patentés, ce qui constitue son apogée pour cette époque. La suite voit le déclin progressif du secteur, malmené par les deux conflits mondiaux mais surtout par la réglementation sur les appellations d’origine en 1919. Celle-ci engendre le règne du propriétaire-négociant bien doté en Climats prestigieux au détriment du viticulteur-commerçant moins bien loti et des entreprises du type de celles installées à Dijon, vendant du vin de qualité variable ou des liqueurs et pratiquant ce qui est désormais dépassé : les assemblages de différents cépages9.

La maison Noirot met en avant les vins de crus à la suite de la loi de 1919. Le négoce dijonnais, durant la période de mise en place de la réglementation, est particulièrement divisé sur l’attitude à adopter, pour ou contre les appellations.

La production permet à présent aux bons crus « non dénaturés » de tirer plus de profits. Certes, certaines maisons dijonnaises possèdent des parcelles renommées mais, pour la plupart, ce n’est pas le cas. Cela les contraint, à la suite d’autres éléments négatifs, à mettre la clef sous la porte. Adrien Sarrazin par exemple, malgré son influence historique en tant que représentant syndical et malgré la renommée de sa marque, se voit épinglé par la justice, laquelle s’appuie sur la nouvelle réglementation et constate des infractions10. Il paraît tentant de déroger à la règle et de continuer à recourir aux ajouts quand on ne possède pas les bonnes parcelles.

Menu publicitaire pour les établissements Sarrazin, M III-737

Ainsi, au fil du temps, seules quelques marques subsistent à Dijon, comme L’Héritier-Guyot ou Lejay-Lagoute, qui ont progressivement délaissé le vin au profit des alcools du type crème de cassis et ses dérivés.

Étiquette de crème de cassis de Dijon de la maison L’Héritier-Guyot

Depuis quelques années, la municipalité œuvre pour que Dijon se réinscrive dans son passé viticole (alerte spoiler : vidéo à venir sur le sujet). L’intégration du secteur sauvegardé de la Ville à l’inscription des Climats du vignoble de Bourgogne au Patrimoine mondial de l’Unesco est une reconnaissance de ce passé et un encouragement au renouveau. De nouvelles parcelles de vignes voient le jour et la métropole envisage la replantation sur plusieurs hectares avec, comme corollaire, un nouveau dynamisme du secteur viticole à Dijon.

En faisant la tournée des dégustations se promenant à Dijon, on voit qu’un changement s’est opéré. Si la plupart des gros établissements commerciaux ont disparu, les commerces types cavistes et bars à vins, dont la ville était truffée (selon les époques : marchands de vins, auberges,…., ), refleurissent.

Sur cette représentation de la place Darcy au 19e siècle on distingue une distillerie, un marchand de vin, un café, une auberge et deux hôtels. Avec un peu d’imagination, on peut même voir des vignes devant le café… le vin est partout ! Est CG I-22

Et ne boudons pas notre plaisir d’avoir la fameuse crème de cassis qu’à la suite du Chanoine Kir, nous pouvons associer à l’aligoté local !

Nathalie

1 Sous la direction de Jean-Pierre Garcia. Les Climats du vignoble de Bourgogne comme patrimoine mondial de l’Humanité . Dijon : Ed. universitaires de Dijon, 2011

2 Pepke-Durix, Hannelore. “Le vignoble bourguignon, un milieu privilégié pour l’approche de la vie économique à la fin du Moyen âge” – p. 117-131 in Vins, vignes et vignerons en Bourgogne du Moyen âge à l’époque contemporaine : [actes du colloque organisé par la Société des Annales de Bourgogne, les Archives municipales de Dijon et le Centre d’histoire de la vigne et du vin, Dijon, 9 février 2001]. – Société des Annales de Bourgogne, 2001

3 “banvin” : droit exclusif de vendre le vin durant 40 jours après le ban des vendanges

4 Tournier, Claude. Le vin à Dijon de 1430 à 1560 : ravitaillement et commerce

5 Poussou, Jean-Pierre. “La croissance exceptionnelle du vignoble et du commerce du vin en France au XVIIIe siècle et ses liens avec l’apparition de goûts nouveaux”, in Les vins de Bourgogne : une histoire de goût : actes des quatrièmes rencontres “Aujourd’hui, l’histoire des bourgognes”, Beaune, 2 avril 2011 / [Centre d’histoire de la vigne et du vin et Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne]

6 Destray, Paul. Le commerce des vins en Bourgogne au XVIIIe siècle

7 Poussou, Jean-Pierre. “Commerce et transport du vin du XVIIe au XIXe siècle”, in Les vins de Bourgogne : une histoire des marchés, Actes des troisièmes rencontres « Aujourd’hui, l’histoire des bourgognes », Beaune, 18 avril 2009 = Cahiers d’histoire de la vigne et du vin, n° 9, 2009

8 Lucand, Christophe. Les négociants en vins de Bourgogne : de la fin du XIXe siècle à nos jours / Christophe Lucand ; préface de Serge Wolikow. Bordeaux : Féret, impr. 2011

9 Lucand, Christophe. “Le négoce des vins à Dijon : un commerce florissant au cœur de la capitale de la Bourgogne”, in Jean-Pierre Garcia & Jacky Rigaux. Vignes et vins du Dijonnois : Oubli et renaissance. Clemencey : Terre en vues, impr. 2012

10 Lucand, Christophe, “Conflictualités et dynamiques du jeu social sous la Troisième République”, in Territoires du vin [En ligne], 5 | 2013, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 25 juillet 2019. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=784V

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