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Délices

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Les Délices de TokyoPoète, écrivain, scénariste et clown, diplômé de philosophie et de l’École de pâtisserie du Japon, Durian Sukegawa est l’auteur des mots qui ont inspiré Les Délices de Tokyo, poésie en images de la lumineuse Naomi Kawase. Un parcours d’auteur peu banal, qui se ressent dans l’écriture à travers une richesse rare : contemplation, émerveillement, savoureuse complexité révélée dans l’apparente simplicité des mots et des choses…

Naomi Kawase respecte l’essence de l’oeuvre qu’elle met en scènes, et si l’on peut s’amuser à noter les différences entre le texte original (enfin celui traduit en français, hein) et le film*, on préfère profiter avec bonheur de l’harmonie et de la complémentarité entre les deux.

Les Délices de Tokyo, ce sont les dorayaki.

“Il versait les ingrédients dans un saladier, les mélangeait et mettait la plaque à chauffer. Avec une louche, il y versait des ronds de pâte qu’il alignait ensuite, une fois cuits, dans la vitrine chauffante, où ils attendaient de devenir des dorayaki : deux ronds de pâtes, comme des petits pancakes, fourrés de an** aux haricots rouges. En général, c’était alors l’heure d’ouvrir la boutique. Sentarô poussait alors un soupir et relevait le rideau de fer depuis l’intérieur. Il ne se mettait pas en condition pour autant, pas plus qu’il ne changeait d’expression.”

Les Délices de Tokyo, c’est la préparation de la pâte an, les différentes variétés de haricots azuki testées, les garnitures envisagées…

“Tokue avait demandé à tester d’autres variétés de haricots, pas forcément d’un lieu connu. […] En quantité, il avait tablé sur deux kilos de haricots par fournée. Après une nuit passée à tremper, leur poids doublait, pour dépasser les quatre kilos. La préparation consistait, après avoir fait cuire les haricots à l’eau, à les mettre à mijoter dans un sirop à la teneur en sucre en poudre équivalent à 70 % de leur poids. Ainsi, il devait obtenir à peu près sept kilos de haricots réduits en purée grossière.”

Doraharu

Les Délices de Tokyo, ce sont différentes recettes de dorayaki.

Dorayaki spéciaux de Tokue, dorayaki à la crème, dorayaki au miel pour Wakana.

Dorayaki salés (plus ou moins réussi selon les efforts de Sentarô), dorayaki aux fleurs de cerisiers, recette de hasard, au gré d’un pétale apporté par le vent dans la pâte, recette de souvenirs et de rêves, les rêves de Sentarô mêlés aux souvenirs de Tokue.

“Un jour ou l’autre, sur une idée qui vous appartiendra, vous créerez vos propres dorayaki. J’ai certes longtemps confectionné de la pâte an, mais je crois que vous n’avez pas besoin de procéder de la même façon que moi. Ces choses-là, c’est une question d’audace. Si vous pouvez affirmer que ça, c’est vos dorayaki, des jours nouveaux s’ouvriront alors à vous, me semble-t-il. Trouvez votre propre voie ! C’est en votre pouvoir, j’en suis certaine.”

Les Délices de Tokyo, ce sont d’autres mots savoureux : okonomiyaki, qui signifie “ce que vous voulez”, sorte de crêpe garnie, souvent salée, bentos ekiben et daruma, blanc ou rouge, kawara-senbei aux amandes et à l’orange, dont les tuiles seraient la version française, monaka, gaufrettes à la pâte de haricots très sucrée, manjû, petits gâteaux cuits à la vapeur, qu’aimaient la mère de Sentarô et le mari de Tokue.

“La divine pâte de haricots de Tokue Yoshii. Si sa mère, encore de ce monde, y avait goûté, quelle aurait été sa réaction ? Qu’aurait-elle dit ? Elle aurait approuvé, c’est sûr… Ça pourrait faire des heureux, pensa Sentarô.”

le chant des haricots

Les Délices de Tokyo, ce sont les dorayaki, mais aussi ceux qui les font, et ceux qui les mangent, réunis par la grâce des pâtisseries de la boutique Doraharu. Sentarô, que l’on découvre prisonnier d’une tâche qu’il n’a pas choisie, accomplie sans cœur, puis libéré par l’investissement même qu’il mettra dans sa cuisine, nouveau passionné révélé par les mots et les gestes de Tokue…

“Mais grâce aux jours passés à préparer de la pâte de haricots en votre compagnie, j’ai peut-être un peu changé. J’éprouve maintenant pour Doraharu, que j’entendais quitter une fois ma dette remboursée, un attachement qui m’échappe. C’est vous qui êtes à l’origine de ce changement. C’est pourquoi je crois en votre perception des choses. J’en suis encore dépourvu, mais cette sensibilité qui attribue la parole à toutes choses me plaît.”

Tokue, l’esprit élémentaire, apparue un beau matin à ses côtés. Bonne fée de la pâtisserie, elle écoute le chant des haricots et rend le monde plus beau… Emprisonnée des décennies au Tenshôen pour avoir été malade de la lèpre, fléau que la Cité ne peut avouer vaincu même après qu’il a disparu, échappée enfin vers la vie et les autres par le prisme d’une plaque chauffante de dorayaki… pour un temps.

” – Ah bon, il y avait un cercle de pâtisserie ? – Oui, depuis longtemps, paraît-il. Au départ, c’étaient juste quelques personnes qui préparaient ensemble les gâteaux de riz pilé du jour de l’An ou les pâtisseries à l’armoise du printemps. C’est sûrement un ancien pâtissier envoyé ici qui l’a fondé. – Voilà pourquoi cela fait cinquante ans que vous confectionnez de la pâte de haricots ! Sentarô frappa dans ses mains, l’énigme était enfin résolue. – Pas seulement, des pâtisseries occidentales, aussi. […] J’ai toujours fait des gâteaux, parce que sinon, la vie était trop dure. Faire des gâteaux, c’était un défi, et un combat.”

Wakana***, l’adolescente égarée, à qui l’on offre les dorayaki râtés, envolée du foyer, sa prison personnelle, aussi familière que redoutée…

En n’épargnant pas ses personnages, en refusant de dissimuler leurs parts d’ombre et leurs réflexions parfois mesquines ou calculées, l’auteur parvient à magnifier leur humanité entre ombres et lumières, petits haricots azuki croqués entre 2 ronds de pâte. Chacun sa prison, chacun découvre sa liberté, racontée à travers la transmission des goûts, des émotions et des savoirs.

Les Délices de Tokyo, c’est aussi la nature à contempler. Ce sont les cerisiers en fleurs dans les rues de la capitale, de sakuradôri, littéralement “la rue des cerisiers”, où est installée la boutique. Ce sont les allées du sanatorium, avec ses haies et son bois, ghetto et pourtant lieu de vie, vieille prison où résonnent les rires. Les Délices de Tokyo, ce sont enfin les liens magnifiques entre ces personnages si différents, si abîmés, et pourtant si pleins de vie et de sourires… malgré tout.

Sakura

Pour ne pas conclure (cette oeuvre là n’est pas faite pour ça), une question, comme une discussion d’après “sortie du ciné”, ou entre 2 lecteurs habitués à partager leurs émotions littéraires :

Les Délices de Tokyo sont-ils tristes ?

Parce que j’ai été surprise d’entendre de nombreux commentaires en ce sens****, et j’aimerais avoir plusieurs avis – les vôtres – sur cette question.

Marie

*Quand on voit le film le jeudi et lit le roman le dimanche suivant, difficile de s’en empêcher !

** An, qui désigne la pâte de haricots azuki, est aussi le titre original du roman

*** On l’apprend dans le livre, Wakana est en fait un surnom, dont elle a hérité à cause de son ancienne coiffure, la même que Wakame, la petite fille du dessin animé Sazae-san.

****  – Quôââ mais tu n’as même pas pleuré ?!  – Bah non c’est merveilleux tout ça, c’est optimiste et savoureux, pas triste ! Si ??

triste ou pas triste