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Zakouskis, paskhas et sorbet à la vodka

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Dans le cadre des commémorations des révolutions de 1917, la bibliothèque se met à l’heure russe et met en valeur l’une des personnalités-phare de ses collections, Jules Legras, professeur de langues, écrivain, traducteur, infatigable voyageur, sociologue et même espion, à travers cinq thématiques : ses voyages, la langue russe, la littérature, les guerres et révolutions et enfin la gastronomie*.

 

 

Pour l’occasion :
– j’ai décrypté tant bien que mal révisé l’alphabet cyrillique et apprécié les subtilités de la langue russe ;
– j’ai appris que plus personne ne disait “Na zdarovié” pour trinquer, sauf les touristes ;
– j’ai découvert l’existence de la “salade russe” ;
– j’ai re(rere) vu le film Les Poupées russes ;
– et j’ai parcouru des dizaines de pages du journal* de notre “Julot”, tenu sur près de cinquante ans, de 1891 à sa mort en 1939.

 

Dans son journal, Jules Legras décrit à plusieurs reprises les repas auxquels il participe chez ses amis, ou qu’il donne lui-même :

“J’ai invité à déjeuner Brant et sa femme Natalia Vladimirovna, Laïdoner et sa femme, la charmante Natalia Antonovna, cultivée causante et que je regrette de n’avoir pas plus connue, le fin Mikhail Vasilevitch Danilov, ex page, cultivé, très aimable ; le si intelligent mais si spécialisé Kronzenstern. Le déjeuner servi chez moi m’a coûté 121 R de restaurant et 100 R de vins, 22 R de cigares. On avait des zakouskis : caviar, anguilles fumées, solianka, salade olivier, balyk, beurre, puis de l’esturgeon, puis des gelinotes, une croûte ananas ratée et du café.”

 

Dans l’Ame russe, qu’il publie en 1934, Legras s’inspire de ses voyages et de ses nombreuses notes, notamment consignées dans son journal, mais prend cette fois la casquette du sociologue et de l’observateur des mœurs et des caractères des Russes, voire celle de l’historien de l’alimentation en Russie, notamment des tables bourgeoises, qu’il connaît bien :

“Après les truculences des 16 e , 17 e et 18 e s., l’importance de la table a diminué ; non pas qu’on mange moins, mais au contraire parce que le nombre de ceux qui mangent à leur faim et selon les règles de la bienséance locale a augmenté dans une proportion formidable. A présent ce ne sont plus quelques boïars qui sont en état de recevoir des hôtes de marque : toute la classe dite cultivée peut, plus ou moins, se risquer à le faire. 

En se démocratisant, l’ordonnance du repas s’est simplifiée et schématisée : elle est pareille depuis la table impériale jusqu’à la table bourgeoise. Nous avons assisté, sous Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, à une succession infinie de plats (plus de 500, dit le narrateur). Cette ordonnance était littéralement calquée sur celle des Extrême-Orientaux, celle des Chinois, par exemple, que j’ai vus, sur les frontières de Sibérie, traiter leurs hôtes exactement comme le faisaient les Russes du 18e, par une succession ininterrompue de petits plats.”

Il poursuit ensuite en détaillant la composition d’un repas “soigné” à l’époque où il rédige son traité, depuis le début du 20e siècle jusqu’aux années 1920 (il quitte la nouvelle Union soviétique en 1920, ce qui marque la fin de ses périples russes).

“Or maintenant, tout cela a disparu en Russie. Un repas soigné se compose essentiellement de hors-d’œuvre nombreux (zakouski), d’un somptueux potage, d’un rôti entouré de légumes, ou bien d’un poisson (le poisson peut être parfois ajouté au rôti normal), enfin, d’un entremets. Le fromage fait partie des hors-d’œuvre, les fruits accompagnent toujours le thé. Telle est la composition d’un repas : la qualité, la quantité, l’addition de fruits à l’entremets ou à la glace, sont questions d’espèces. On désigne en russe le repas, s’il est complet, en disant qu’il est de trois (ou quatre) plats ; s’il est modeste, en disant qu’il est de deux plats : potage et viande garnie. On voit quel progrès avait fait la Russie au cours des deux derniers siècles. Elle mangeait bien et mangeait à sa faim, avantages qu’elle a maintenant perdus.”

La BM de Dijon est également dépositaire de la riche bibliothèque de Legras, actuellement stockée dans la salle de Devises, dans laquelle on trouve un exemplaire de La Gastronomie en Russie, paru en 1860d’Alphonse Petit, chef du comte Panine, ministre de la Justice russe. Pas de salade russe dans ce recueil, mais une revue des principales recettes traditionnelles du pays. L’ouvrage est feuilletable en intégralité ci-dessous et sur Gallica :

Par ailleurs, si vous passez voir l’exposition*, n’hésitez pas à aller jeter un œil à la sélection gourmande que Marie a préparée pour l’occasion et dont voici quelques échantillons :
Lucia Catola-Galinskaia et Nicole Chauvelle ont relu les chefs-d’oeuvre de la littérature russe (oui oui, tous les romans russes de plus de 3000 pages, parfaitement) et en ont tiré plus d’une centaine d’extraits et autant de recettes, témoignages de l’importance de l’art de l’hospitalité en Russie : chez des auteurs tels que Nabokov, Gogol, Dostoïevski ou encore Tolstoi et Tchekhov, que Legras a rencontrés et dont il a lui-même traduit quelques textes.

 

 

 

Non, le caviar n’est pas considéré comme un mets de luxe chez les Russes, ou du moins dans la cuisine soviétique, au contraire de l’ananas par exemple. Les auteurs, établis en Allemagne mais d’origine russe, reprennent -non sans humour- tous les clichés associés à la gastronomie russe, font le tour des tables des quinze républiques soviétiques, racontent souvenirs et anecdotes, et livrent le secret d’un bon repas réussi :
“Pour organiser un dîner russe chez soi : il suffit d’acheter beaucoup d’alcool, des cornichons, d’appeler ses amis, d’inviter les voisins, de mettre la musique à fond et voilà, le tour est joué”.

 

 

 

Les grandes décisions politiques se prendraient-elles entre le fromage et le dessert ? Je ne me risquerai pas à faire de leçon géo-gastronomico-politique… Les verbes gouverner et nourrir ont la même racine en russe, ce qui montre l’important de la nourriture dans l’exercice du pouvoir en Russie, que ce soit au temps des tsars, au moment de la Révolution ou de nos jours.

 

 

 

 

Une fiction contemporaine pour terminer, au nom pas forcément ragoûtant…
Dans un wagon du train Simféropol-Moscou, se conclut un étrange marché. Bourmistrov propose à Olia de réitérer un rituel – la regarder manger – chaque premier lundi du mois, contre une forte rétribution.

 

Si Legras était vraisemblablement un amateur de la bonne chère russe, il n’a cependant ramené aucun menus de ses voyages. La bibliothèque possède cependant quelques pièces provenant de Russie ou évoquant la matière russe parmi sa collection. Et c’est Caroline qui vous en parlera dans le prochain article !

 

Mathilde

 

*Si vous ne pouvez pas venir voir l’exposition, on ne vous en voudra pas, mais on vous incite vivement à aller voir les pages consacrées à Legras sur notre site, le journal et les albums photos qui sont désormais intégralement numérisés, et le compte Twitter de Jules, très au fait des nouvelles technologies !