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Encore une belle acquisition, Il Trinciante

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Un livre rare en France entre dans les collections dijonnaises

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Planche de découpe des volailles

Le 22 juin, nous avons eu le plaisir de remporter l’un des lots d’une grande vente aux enchères de livres anciens de gastronomie qui avait lieu à Rome (malheureusement, je n’ai pas été obligée d’y assister car tout peut se faire par téléphone et en ligne !).

Il s’agit du fameux (enfin, on se comprend, fameux pour les bibliophiles) Trinciante de Vincenzo Cervio publié à Venise en 1581 chez Francesco Tramezini, l’éditeur de Bartolomeo Scappi. Je dois vous avouer que cela fait plusieurs années que je le guette, ce joli livre du 16e siècle, attendant qu’une bonne occasion se présente et cette vente en était une. Peut-être parce qu’elle se déroulait en Italie et que ce livre y est moins rare qu’en France, les prix ne se sont pas envolés.

Le Trinciante est en effet très rare en France. Je n’ai trouvé l’édition originale de 1581 qu’à la Bibliothèque nationale de France et à la Bibliothèque Mazarine ici et ici. Un troisième exemplaire dans les collections françaises n’était pas un luxe !

Qu’est-ce qu’un trinciante ?

Trinciante est le nom italien pour désigner l’écuyer-tranchant. Ah bon ? Et c’est quoi un écuyer-tranchant ?

L’écuyer-tranchant est l’un des officiers qui font partie du cérémonial des tables anciennes ; il a la charge de la découpe des mets, les viandes bien sûr mais aussi les poissons, les tourtes ou encore les fruits, en direct devant les convives. A partir du 14e siècle, il est une figure importante des banquets italiens mais c’est au 16e siècle, et plus particulièrement à Rome, que se développe un véritable art de la découpe élégante à table, tradition arabe passée en Europe via l’Espagne, qui s’enrichit progressivement de toute une série de règles précises. Tout ce que je vais vous raconter, je l’ai lu dans les articles et livres de Claudio Benporat (voir les références en fin d’article). En effet, le “servizio all’italiana” envoie à table les mets entiers, non découpés, tout juste sortis de la cuisine. C’est donc le devoir du trinciante que de procéder à la découpe en salle (un peu comme on peut le voir encore dans de – plus en plus – rares restaurants qui pratiquent la découpe d’un poisson ou le flambage d’une crêpe Suzette sur guéridon devant les clients). Il doit donc à la fois connaître l’anatomie des animaux, découper proprement, savoir quels ustensiles utiliser au bon moment, mais aussi quel morceau donner à quel convive.

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Comment découper les cailles

Surtout, l’Italie développe une technique bien particulière de découpe où l’officier ne travaille pas en posant les mets sur une table mais découpe “en l’air” (“in aria“), la fourchette dans la main gauche et le couteau dans la droite, immobile devant le seigneur, élégant et muet. Le premier manuel italien publié qui développe cette pratique est le Refugio de povero gentilhomo de Francesco Colle publié à Ferrare en 1520 (on conserve par ailleurs des instructions médiévales de la façon de trancher sur table sous la forme de manuscrits). Je vous avoue que j’aimerais bien voir ce que ça donne en vrai…

De nombreux autres livres seront publiés en Italie et dans toute l’Europe et c’est avec celui de Cervio que l’art de la découpe atteint sa pleine maturité, que le nombre d’ustensiles (des couteaux et des fourchettes mais aussi un drôle d’outil pour découper les œufs comme on le voit sur la première planche) et celui des mets à découper augmentent, du paon au dindon, du chapon à la caille, du morceau de veau au lapin, de la lamproie à la truite, du crabe au melon et de l’artichaut à la poire. D’origine humble, Vincenzo Cervio fut au service de Guidobaldo II duc d’Urbino et du cardinal Farnese avec lequel il voyagera dans toute l’Italie et en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. C’est après sa mort que son élève et successeur il Fusorrito retrouve le manuscrit de son maître et le fait imprimer. Grâce à ce texte, on peut retrouver ce qu’était un écuyer-trancher et son travail à cette époque : il doit être de belle stature, ne pas avoir l’air misérable, être vêtu de blanc, laconique, efficace et humble. Ses gestes sont esthétiques et théâtraux, et rappellent ceux des escrimeurs, mais l’obligent à une position peu naturelle et fatigante avec les bras tendus. Il saura qu’on réserve le quart supérieur droit des volailles au seigneur, rappelant ainsi la science héraldique et la partie noble des écus. Plus étonnant pour nous encore, il doit travailler de façon bien visible : ce siècle utilisant largement les poisons, les convives doivent pouvoir vérifier tout ce qui touche à leur repas !

Le Trinciante de Cervio

Trinciante-titre-compC’est un petit livre, environ un format A5 (amis bibliothécaires, inutile d’écrire pour vous plaindre que je devrais écrire in 4° car ce n’est pas encore le moment de perdre mes autres lecteurs avec des histoires de pontuseaux et de signature D2, d’accord ?).

Il commence par deux pièces liminaires, l’une de Reala Fusorito da Narni (l’élève de Cervio) et l’autre de l’éditeur qui explique qu’il a toujours la volonté de publier de nouvelles œuvres, y compris de cuisine et qu’il a voulu compléter son travail avec Bartolomeo Scappi par une publication sur l’art de trancher.

Suit une table très précise qui nous permet d’appréhender facilement le contenu.

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La table

Avant le texte proprement dédié à l’art de trancher tel ou tel aliment, il consacre plusieurs chapitres à des informations :

Les chapitres décrivent ensuite le mode de découpe des différents aliments, les volailles et oiseaux d’abord puis les autres viandes et les tourtes et pâtés, les poissons et crustacés et enfin les fruits et légumes.

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Couteau, fourchette pour les fruits et ustensile pour la découpe des oeufs !

Notre édition contient trois illustrations en gravure sur bois :

Le livre de Cervio sera réédité (et augmenté) à Rome et à Venise en 1593, puis plusieurs fois à partir de 1604 à la suite des œuvres de Scappi.

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Transition entre les chapitres sur la découpe des poissons et celui sur les fruits

De nombreux autres manuels

De nombreux manuels sur la découpe ont été publiés dans toute l’Europe. Claudio Benporat les présente dans ses textes, notamment dans l’article ‘La gestualità del trinciante, un esperienza europea’.

La bibliothèque de Dijon en avait mis quelques-uns à l’honneur lors de l’exposition “L’eau à la bouche : images de cuisine dans le livre du 16e au 19e siècle” avec un chapitre dédié aux schémas de découpe. Le livret est disponible ici. N’hésitez pas à nous demander un livret papier si vous le souhaitez !

Juste quelques images, pour terminer, tirées de L’Ecole parfaite des officiers de bouche dans son édition de 1680 ! Ah, il en reste des articles à écrire…

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Ecole parfaite officiers bouche 4                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Bibliographie :

Claudio Benporat. “La gestualità del trinciante, un’esperienza europea.” Appunti di gastronomia. n° 48, 2005.

Claudio Benporat. Cucina e convivialità italiana del cinquencento. Florence : L.S. Olschki, 2007. Chapitre “Trincianti e manuali per trinciare”.

Claudio Benporat. Storia della gastronomia italiana. Milan : Mursia, 1990. Chapitre “L’arte del trinciante”.

Caroline